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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 1/7)

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Philippe Dumat (1925-2006) fut l'un des tous premiers comédiens à m'accorder sa confiance et à m'offrir son amitié. Quelques mois après sa mort, sa veuve, Babette, m'offrit une copie des mémoires que Philippe avait commencé à rédiger (certainement dans les années 70/80, au regard de la qualité du papier de ces 71 pages dactylographiées), aidé de sa première épouse Nicole Vervil qui avait tapé le texte à la machine. Philippe fut-il rapidement découragé par cette tâche ardue? En tout cas, ses souvenirs inédits (nommés Mémoires d'un inconnu) sont inachevés, coupés nets au milieu d'une phrase, et s'arrêtent à la Libération. 
Bien qu'ils ne concernent pas le doublage et le cinéma, et n'abordent que ses débuts au théâtre (théâtre sous l'Occupation, tournées minables en province, etc.), je me suis dit avec le temps que ces souvenirs de jeunesse pouvaient toucher et faire rire tous les fans et amis de Philippe, réputé pour son sens de l'auto-dérision, et avaient donc toute leur place dans mon blog qui essaie de rendre hommage aux artistes de l'ombre de toutes les manières possibles...
J'ai donc le plaisir de vous offrir, avec l'autorisation et le soutien toujours chaleureux de Babette Dumat, ces mémoires sous la forme d'un "feuilleton" hebdomadaire. Bonne lecture!






Une personnalité du monde des Lettres, des Arts, des Sports, de la Politique, des Sciences, un grand chef de guerre, un fameux explorateur ou un truand renommé, bref quelqu'un de connu racontant ses souvenirs, cela a quelque chose de fascinant pour l'auteur et le lecteur... d'instructif aussi. Mais n'est-il point captivant pour l'un d'entre les autres de narrer à son tour les diverses étapes d'une vie anecdotique... ou tout au moins d'essayer ? C'est pourquoi je m'attaque à cette petite pyramide et si je dois être le seul à me lire du moins revivrai-je, en connaissance de cause, quelques phases d'une existence qui me tient à cœur.

Il n'est pas question pour moi de chercher à laisser un souvenir mais plutôt de concrétiser un présent, en me prouvant à moi-même que j'ai pu vaincre l'indolence naturelle attachée à mon signe astral. Depuis bien longtemps, j'ai tendance à m'appuyer sur le dicton humoristique " Il ne faut jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire le surlendemain !". Aujourd'hui, je décide de prendre ‘la bille’ (il faut bien vivre avec son temps, même si la poésie y perd).

Les années passent, l'introspection devient plus sérieuse.  On s'aperçoit que la vie de chaque être est une épopée en soi, même si elle apparaît parfois bien banale. Elle est unique, donc intéressante et respectable. Tout le monde ne peut pas être Michel-Ange, émettre la théorie de la relativité ou inventer la pénicilline, mais chacun est soi et c'est déjà beaucoup.

Le grand problème, en fait, est de bien se connaître, de s'admettre… se supporter… voire se corriger si le croquis vous semble perfectible. Mais je cesserai maintenant d'enfoncer des portes ouvertes car mon but n'est pas de philosopher (même au ras des pâquerettes…) mais de me raconter. J'admire tous ceux qui savent, au fil d'un livre ou d'un article de presse, exprimer avec style et simplicité, les pensées confuses qui nous effleurent à longueur de journée… Mais qui peut vous narrer ce qui m'est arrivé ? Alors, en attendant que vous me parliez de vous, je me permets de vous conter quelques historiettes qui ont émaillé mon parcours.


Je planterai le décor en me présentant : Je suis né un 4 Mars de l'année 1925 (pourquoi dis-je « un » ? Vous avez tout de suite compris qu'il n'y eut qu'un 4 Mars cette année-là). D'après ma mère, je vins vers 2 heures du matin, mais très rapidement (déjà cette peur de gêner !). Point de prétention à dire que j'étais un beau bébé, puisque je n'y étais pour rien. J'aurais pu être un fils à papa, j'en fus un "sans". En effet, j'avais huit ans et mon unique frère trois lorsque mon père déserta le foyer conjugal, laissant à une épouse démunie mais courageuse, le soin d'amener à maturité les deux jeunes plantes que nous étions. Hommage soit rendu à Maman pour ses sacrifices et sa ténacité. Tous ceux qui ont eu le malheur de grandir au sein d'une famille privée de son chef portent la marque indélébile de cette néfaste situation. Nous avons en la chance de ne point mal tourner, ce qui a fait dire aux intimes :"Ils ont un bon fond, ces petits". Je ne juge pas, je déplore et même je pardonnerais si j'étais la seule victime. Il n'empêche que ce fût là le premier coup dur de mon existence.
Je serai bref sur mes études. Elles ne furent guère brillantes et, cela dit sans me vanter, je fus un mauvais élève. Pas plus bête et paresseux qu'un autre, doué d'une belle mémoire mais maladivement chahuteur. Besoin de faire rire les autres. Le processus était immuable : « Dumat, fais-nous marrer ! ». La bêtise suivait. « Qui a fait ça ? »
«  C'est Dumat M'sieur »
«  Dumat, sortez !... Dumat, 500 lignes... Dumat, en retenue… Dumat, faites le tour de ces trois arbres, les mains derrière le dos, etc. »
Comment expliquer cet irrésistible besoin de dissipation, malgré le désespoir qui accompagnait l'inévitable punition ? Un psychiatre pourrait le dire. La demi-pension puis la pension, rien n'y fit. Je ne me suis jamais fait à l'état de pensionnaire, pas plus que je ne supportais le chagrin que je causais à ma mère, ou les reproches d'une famille réunie pour fustiger ma conduite.
Et pourtant, l'attrait de la gaudriole était le plus fort. Un fait à noter : je réussissais mes examens de passage, au grand dam des professeurs, en travaillant d’arrache-pied le dernier mois de l'année scolaire. Renvoyé de Ste-Croix de Neuilly (surtout, je pense, par crainte des difficultés pécuniaires de  ma mère), j'atterris au Cours Richelieu. Là, un professeur quelque peu sadique, me faisait présenter les ongles des mains repliés vers les pouces, avant d'y appliquer quelques coups de baguette, du plus agréable effet. En fin d’année, je participais à la séance récréative, organisée avec le concours des bons élèves. Le professeur fût navré de me récompenser mais je récitais bien et j'eus un certain succès dans La Farce de Maître Pathelin. Admis ensuite au lycée Carnot, en surnombre, grâce à l'intervention d'un oncle recteur d'Académie, je ne fis guère honneur à ce dernier. Je n'eus pas besoin d'une brouette pour emporter mes prix et fus, là aussi, rendu à ma famille. Par déférence pour mon oncle, on écrivit une lettre « conseillant de me diriger vers une autre branche d'activité » !
Puis, ce fût Lagny ; le pensionnat St Laurent, où je souffris deux années durant, victime de ma dissipation et souvent privé de sortie, ce qui affligeait me mère autant que moi.

A la fin de l'année scolaire 38-39, et alors que j'avais obtenu, sur les chapeaux de roues, le droit d'accéder en classe de 3ème, ma mère me fit part de ses difficultés financières grandissantes. Il était évident que je devais songer à gagner ma vie. Or, à 14 ans, et avec le beau bagage intellectuel que vous pouvez imaginer, les débouchés sont limités. Au fond de moi-même, le désir de devenir acteur était solidement ancré. Dans les huit premières années de ma vie, j’avais beaucoup fréquenté les coulisses et salles de spectacles, car mon père (qui possédait une fort belle voix de basse) participait, en dehors de son métier, à des représentations d'amateurs ou de professionnels tout à fait valables. Il s'agissait surtout de galas au profit d’œuvres charitables. Lorsqu'on voulait m’infliger une punition, on me privait de spectacle et j'étais alors désespéré, même si j’avais déjà vu six fois le dit-spectacle. Ajoutez à cela mon goût pour la récitation et ce besoin instinctif de faire rire les autres. Bref, une espèce de vocation dormait en moi.
Lorsqu'on m'arracha des bancs de l'école, qu'allait-on faire de moi ? Mon grand-père maternel avait son idée là-dessus. J’aimais tendrement mes grands-parents Dumas (nom de jeune fille de ma mère) et il en aurait surement été de même pour mes grands-parents Dumat (nom de mon père) si je les avais connus. Dans le cas du grand-père Marius, la crainte et l'admiration se mêlaient à l'affection. Je me dois d'ouvrir une parenthèse relative à ce petit monsieur d'un mètre soixante-sept, né en 1867 à Brive-la-Gaillarde, 3ème garçon d'une famille de seize enfants et très tôt orphelin. A dix ans, il quitta l'école après avoir envoyé son cartable dans la figure d'un professeur qui lui avait fait une réflexion déplaisante. Parti sur la route avec son baluchon et un franc en poche, il arpenta la France à pied, cirant les bottes et faisant le coursier, avant d'entrer par la petite porte dans une grande entreprise de chaussures. Ses dons commerciaux et ses seuls mérites lui permirent peu à peu de gravir les échelons de la hiérarchie. Un jour, il atteignit le sommet de l'entreprise et devint, sur la place de Paris, l'un des grands de la corporation. La réussite de ce « self-made-man » avait quelque chose d’encourageant pour un ignare de ma trempe.
Un jour donc, Grand-Père me prit à part et me parla pour la première fois comme à un être responsable :
« -Alors, mon petit, tu connais les difficultés de ta mère et tu conviendras que ta conduite à l’école ne justifie pas une prolongation de tes études. Mais je n’ai rien à dire dans ce domaine et je m’en fous. As-tu pensé à ce que tu désirais faire dans la vie ?
- (Timidement) Eh bien, grand-père, j’aimerais faire du théâtre.
-(Après un silence) Je t’ai demandé ce que tu voulais faire dans la vie.
-(Deux tons en-dessous) Je te dis, le théâtre me plairait bien.
- Il n’y a jamais eu de saltimbanque dans la famille, c’est pas maintenant que ça commencera. Bon, puisque tu sembles ne pas avoir d’idée, tu vas entrer dans la chaussure. J’ai suffisamment de relations chez Bally, les principaux directeurs et gérants de succursales ont été formés par moi. Ils feront de toi ce que j’ai fait d’eux, mais je te préviens, tu entreras par la petite porte afin d’apprendre l’ABC du métier.
-Je ne sais pas si j’aimerai ça..
-Tu aimeras ! Y a pas de raison. Moi j’avais la godasse dans la peau et je ne l’ai pas regretté. Demain nous irons voir M. Rocher. »
                Je n’avais plus qu’à obtempérer. A quatorze ans et demi on n’a guère d’autre choix. Quelques jours plus tard, j’entrais à la succursale de la rue du Havre, en qualité d’apprenti-vendeur. Une nouvelle étape de ma vie commençait.
                 
Les dix malheureux francs quotidiens que l’on m’accordait représentaient tout de même ma première paye. C’est important. Une ombre tragique au tableau : la France était entrée en guerre. Je dois dire que cette épreuve me frappait encore assez peu. L’immobilisme des combats aidant, la guerre était surtout pour moi la lecture des journaux avec découpage des communiqués de guerre et photos adéquates (cette manie représentant pour moi un intérêt historique m’est restée durant des années car la paix n’a, hélas, jamais régné en totalité sur notre pauvre planète).
                Mes premiers pas dans la chaussure me confirmèrent le peu d’attrait qu’exerçait sur mon être cet ustensile indispensable. Il faut dire aussi que la vérification du compostage des étiquettes ou celle du bon appareillage de deux souliers, ajoutés à la livraison à domicile de quelques paquets ne présentaient pas un intérêt majeur. Le gérant était pourtant un homme adorable, fort bon et patient à mon égard.
                Arriva juin 40, qui scella dramatiquement le destin du pays. Après quelques courtes semaines de combats pour les uns et de débandade pour les autres. La date du 2 juin (plus communément admise comme celle du « coup de poignard » de l’Italie) marqua l’interruption de ma morne carrière dans la chaussure.
                Toute ma famille maternelle, plus mon petit frère, avait émigré depuis quelques temps déjà vers St Jean de Monts. Seuls ma mère et moi demeurions dans la capitale. Les rumeurs stupides et alarmantes qui circulaient alors, l’entrée en guerre de l’Italie et la promesse d’une résistance décisive sur la Loire (sinon la Seine) nous amenèrent –tels les moutons de Panurge- à fuir un Paris menacé. Notre exode fut une page aussi mémorable que brève, tout juste bonne à meubler l’album aux souvenirs.
                La rapidité de l’avancée allemande avait contraint les autorités à incendier les dépôts de carburants autour de Paris. Il en résultait une épaisse fumée noire et graisseuse qui stagnait sur la ville. Portant deux énormes valises et un sac de marin amarré autour du corps par une grosse ficelle, tandis que Maman soulevait avec lassitude le carton à chapeaux… rempli de mes documents de guerre, nous arrivâmes tard le soir, à la gare Montparnasse. Tandis que je m’installais avec les colis dans le hall de la station du métro Bienvenue (abri idéal, aussi bien contre les avions, qu’en raison de la nappe de brouillard artificiel qui engluait Paris) Maman se mit en devoir de faire la queue devant les guichets fermés de la gare. Elle était la deuxième dans la file d’attente et passa ainsi stoïquement toute la nuit. Lorsqu’au petit jour les guichets ouvrirent, elle découvrit avec horreur que la distribution des tickets s’effectuait à l’autre bout du hall. L’Evangile a beau nous prévenir que les premiers seront les derniers, le choc qu’elle ressentit en se voyant avant-dernière dans cette foule immense qui piétinait, se traduisit par un évanouissement spontané. Lorsqu’elle fit irruption, hagarde, dans le sous-sol du métro où j’étais allongé sur nos bagages et m’apprit sa mésaventure, je compris que ce serait notre exode. « Tant pis, me dit-elle, essayons d’entrer sur le quai sans billet ».
                Reprenant mes fardeaux et enjambant les corps entassés, je refis surface tandis qu’elle vitupérait mon inutile carton à chapeaux. Fonçant avec d’autres personnes dans la rampe interdite de « feue » la gare Montparnasse, nous nous lançâmes à travers le cordon des gardes mobiles qui barraient cet accès. Heureusement ces derniers ne s’opposèrent guère à notre percée et nous arrivâmes donc en vue des voies de départ mais… du mauvais côté. Impossible d’accéder au quai sans escalader une haute barrière en ciment. Je jetais les colis de l’autre côté, puis hissais ma mère et une vieille dame suppliante au sommet de la balustrade, avant de franchir moi-même l’obstacle et de récupérer ces dames, qui attendaient à califourchon leur délivrance. Après ce très joli numéro de voltige, nous étions dans la place. De nombreux trains bondés étaient au départ. Je réussis à ouvrir une porte, malgré les protestations des voyageurs qui s’estimaient assez nombreux dans le wagon et s’écrasaient contre les vitres. Une fois montés nous nous organisâmes. Une bonne idée à mon actif : l’ouverture des toilettes, dans lesquelles des tas de bagages gênants furent entassés, servant de siège à Maman. (Impossible de préciser le nombre de fois où elle dut sortir pendant le trajet…)
                Alors nous commençâmes à nous inquiéter de la destination du train.
« -C’est celui de Rennes, dit quelqu’un.
-Mais non, il va à Granville, dit une autre personne.
-Pas du tout c’est le train de .. affirma un troisième. »
Fait symptomatique de l’ambiance « paniquarde » qui régnait alors : les voyageurs ne savaient pas réellement où se rendait le train qu’ils avaient emprunté. Il suffisait de quitter Paris. Notre objectif à nous était Nantes et la chance nous sourit. En effet, un bombardement avait détourné le train sur Le Mans, d’où une miraculeuse correspondance nous dirigea vers Nantes. Le pénible trajet dura au total quinze ou seize heures. Nous eûmes tout le temps de lier connaissance avec deux bonnes vieilles dames. Elles se rendaient à St Gilles-Croix-de-Vie (tout près d’où nous allions) possédaient leurs billets de chemin de fer et avaient eu la clairvoyance d’emporter un copieux ravitaillement, qu’elles partagèrent avec nous. Nous nous promîmes de ne pas nous séparer avant d’atteindre notre but.

                Arrivés à Nantes vers minuit, nous sortîmes sans billet grâce à la cohue. Je suivais l’une des dames en disant « Billet devant ! » et Maman précédait la seconde dame en disant « Billet derrière ! ». Nous étions épuisés et notre seule chance de ne pas passer une nouvelle nuit d’émigrants, était de trouver un taxi qui nous permettrait de franchir les 70 derniers kilomètres qui nous séparaient de notre famille. Au bout d’une heure environ, je me rappelle m’être courageusement allongé sur le sol à la vue d’un taxi, denrée rare dont les quelques spécimens déjà entrevus refusaient de s’arrêter.
                Pour mon bien, celui-ci stoppa et, moyennant une somme exorbitante, accepta de nous emmener avec nos compagnes d’infortune, ce qui équilibra nos frais. Vers trois heures du matin, nous pénétrâmes dans St-Jean-du-Monts et la première personne entrevue nous lança « Eteignez les phares ! Il y a une alerte ! ». C’était le garde-champêtre ! Cette injonction, à l’issue d’un périple harassant, dans une localité qui était loin de connaître sa vogue actuelle, avait, reconnaissons-le, un côté déprimant. Après avoir tambouriné à la porte de l’une des deux villas occupées par la famille, une de sœurs de ma mère (ma marraine) vient ouvrir et s’exclama en nous voyant « Quelle horreur ! ».
                Nous ressemblions, paraît-il, à deux charbonniers, car nos deux visages étaient recouverts d’une couche de crasse identique à celle qui stagnait à Paris. Ulcérée par ce cri du cœur, ma mère explosa :
« -Merci de ton accueil ! Après le cauchemar que nous venons de vivre !
-Mais qu’est-ce que vous venez de faire ?
-Tu es inconsciente ou quoi ? Les Allemands sont aux portes de Paris !
-Qu’est-ce que tu racontes ? Vous vous êtes affolés.
-Oh ! C’est honteux de me dire une chose pareille ! »
                A la décharge de ma tante qui, ainsi que sa sœur, s’étaient repliées avec chacune un nouveau-né âgé d’un mois, les nouvelles recueillies dans la presse et à la radio allaient moins vite que les panzers. La famille ainsi presque au complet, nos pensées allaient vers les deux oncles qui se trouvaient quelque part aux armées. Hormis cette inquiétude, notre vie était paisible. Plage, forêt de pins, repas dans le jardin en présence des deux bébés dans leurs landaus et servis par Marguerite (la domestique alsacienne de ma marraine). Cette quiétude fut des plus brève car les nouvelles étaient mauvaises depuis la chute de Paris.

                Lors d’un déjeuner qui se situait très peu de jours après notre exode et alors mêmes que nous allions attaquer un gigot, Grand-Père pérorait à très haute voix sur le fait que les allemands ne passeraient pas la Loire. Un voisin se présenta dans le jardin et s’adressa à nous : « Pas trop d’éclats de voix, les Boches sont à 100 mètres d’ici. ». Interrompant le découpage du gigot, Grand-Père exhala un mot de Cambronne désespéré puis m’intima l’ordre d’aller me cacher dans la chambre. « Allez file, toi, tu sais ce qu’ils leur font aux garçons ! »
                Au même moment, on s’aperçut que Marguerite avait disparu de la cuisine. Je n’eus pas le temps de me lever que déjà trois officiers nazis, les yeux recouverts de lunettes de soleil, aussi vertes que leur uniforme, se présentèrent dans l’encadrement de la porte du jardin. Marguerite était avec eux. Très courageusement, ma Marraine se dressa : « -Qu’est-ce que vous faites là ? Votre place est à la cuisine.
-Mais Matame, che parle allemand !
-A la cuisine, Marguerite.
-Mais Matame, che beux rentre service.
-Ben voyons, elle est de la 5ème colonne, affirma Grand-Père.
-Marguerite, je vous donne l’ordre d’aller dans la cuisine.
-Mais Matame, zes Messieurs, demantent tes champres bour leurs offiziers.
-Dites leur merde !
-Tais-toi Papa ! Dites-leur que nous sommes au complet ici avec deux bébés. »
                Marguerite traduisit et l’un des officiers prononça quelques paroles énergiques.
« -Qu’est-ce qu’il a dit ?
-Il tit que zi ils ne beuffent trouffer des champres, ils les prendront bar la force.
-Ca commence bien, conclut Grand-Père »
                Dieu merci, l’incident fut clos, en ce qui nous concernait. Marguerite avait finalement été utile en sachant expliquer notre situation. En fin de journée, entrant dans la cuisine j’y aperçus un soldat allemand, affalé sur une chaise, Marguerite affairée et Maman debout et digne, qui finissait de raconter sa vie. La conversation était démente. Le visiteur parlait un peu français et les deux femmes, incapables de se débarrasser de lui, écoutaient ses doléances sur les malheurs de la guerre et la tristesse de la séparation familiale. Maman avait enchaîné sur les difficultés que peut trouver une femme seule à élever deux enfants. La conclusion fut assez belle. Sortant une pièce de 10 francs, l’allemand la tendit en disant :
« -Voilà Madame, pour aider à élever les garçons.
-Vous êtes très gentil, mais je m’en suis toujours sortie seule.
-S’il vous plaît, Madame, c’est un plaisir.
-Non Monsieur, gardez votre argent. Je n’en suis pas là…
-Vous refusez parce que je suis un Allemand. Ah ! la guerre, grand malheur !
-Mais non, mais non, vous ne m’avez pas compris, je n’ai pas demandé la charité… »
Et l’Allemand partit, très triste…

                Les occupants n’étaient pas là depuis 24 heures que déjà leur présence était parfaitement organisée. Installés et camouflés avec leurs véhicules dans la forêt de pins, juste derrière notre villa, ils avaient pris notre jardin comme passage public et saluaient bien poliment lorsqu’ils traversaient et que nous étions attablés. Cela peut paraître très sot aujourd’hui, mais je m’étais aventuré pour la première fois vers leurs tentes de campagne, tel un lapin craintif sorti de son terrier. J’avais été attiré par des marches militaires françaises, sorties tout droit d’un vieux phonographe figurant dans leur butin de guerre. Ma surprise avait été plus grande encore en regardant bêtement un SS qui se rasait devant une petite glace accrochée à son camion.
« Ces gens-là étaient donc comme nous ! »
Ils se rendaient en rang, au pas et en slip de bain, vers la plage à heures fixes, tout en chantant à plusieurs voix « Aïli-aïlo-aïla » et ils chantaient juste. J’avais accepté, malgré les injonctions de ma mère, une tablette de chocolat offerte par un vainqueur. Elle n’était pas empoisonnée ! Ce fut mon premier acte irréfléchi de collaboration… et je n’en connais pas d’autre.
                Au bout de 3 ou 4 jours, le tambour de la ville invita tous les jeunes gens, à partir de 14 ans, à se rendre dès le lendemain matin à 8h à la mairie. Renseignements pris : un officier supérieur allemand avait reçu un ballon de football dans les jambes et le commandant local avait eu l’idée d’occuper tous les jeunes désœuvrés à des tâches dignes d’eux. Le jour dit, je retrouvais une quantité appréciable de concitoyens devant la petite mairie. On nous mis une pelle sur l’épaule, en colonne par deux et nous démarrâmes au pas en direction des dunes. Arrivés devant une petite église très ensablée, on nous mit en demeure de la dégager en creusant tout autour. Le lendemain, nous rebouchions ma tranchée et le surlendemain nous refîmes le trou. J’avais été très vite lassé de ce travail stupide, inutile et les énormes ampoules au creux de mes mains décidèrent pour moi que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Je restai à la maison le 4ème jour. Il y avait d’ailleurs un fait nouveau. L’armistice était signé et les autorités, débordées par le nombre de réfugiés, souhaitaient que ces derniers regagnent leur domicile afin de mieux ravitailler les autochtones. Il fut décidé que les camions allemands transporteraient à Nantes et en priorité les gens qui travaillaient dans la capitale (ceci pour redonner vie à la nation).

                Le jour fixé, ma mère et moi, seuls éléments actifs, repliés à St-Jean-de-Monts, reprenions nos baluchons et embarquions à bord d’un véhicule de la Wehrmacht. L’arrive sur la place de la gare de Nantes fut apocalyptique ! Il y avait une foule de plusieurs milliers de personnes qui piétinait devant des portes closes. En fait, il y avait peu ou pas de trains, ce qui n’avait guère préoccupé les responsables de notre nouvel exode. Lorsque les camions furent repartis, le fait de nous retrouver là, entassés et pourtant seuls, nous désespéra et nous décida très vite à faire quelque chose.
                Nous réussîmes à apprendre que les camions allemands faisaient une halte appréciable sur une place de Nantes, avant de regagner St Jean. Toujours nantis de notre barda, nous arpentâmes la ville avant de découvrir (ô joie !) lesdits véhicules et leurs chauffeurs qui vidaient force bouteilles de bière. Notre conducteur, qui ne parlait guère français, fut rapidement circonvenu par notre langage petit-nègre. Il acceptait de nous rembarquer au terminus, malgré l’intervention inopportune de jeunes scouts trop zélés qui nous taxaient de désobéissance. Une belle envolée lyrique de Maman cloua le bec de ces morveux. Le voyage de retour nous fit presque regretter la gare de Nantes. L’allemand conduisait en chantant et en sifflant… des canettes de bière. Il était ivre-mort et arracha sous les huées de ses occupants la poignée de portière d’un camion venant en sens inverse, tout en forçant l’allure, pour se soustraire aux remontrances de ses congénères. Ce furent 70 km rapides mais angoissants.
                Parvenus à destination, nous retrouvions la famille et passions quelques jours discrets à St-Jean en attendant l’amélioration des transports. Puis ce fut le retour, sans histoire, dans la capitale, suivi de l’apparition des tickets d’alimentation et de la reprise du travail.  Je réintégrais ma succursale de la gare St-Lazare, avec résignation.

                On me nomma chef des réparations, titre ronflant et unique, qui rapportait plus d’ennuis que d’argent. J’étais responsable des ressemelages, avec une guelte de 2,5%. Il me fallait pour cela tenir un livre de sorties, astiquer et empaqueter les chaussures, les ranger par ordre alphabétique et subir les doléances des clients, puisque les réparations n’étaient jamais livrées à la date prévue. Mes gains quotidiens disparaissaient largement dans le déjeuner que je prenais au petit restaurant d’en face et dont le menu ne variait guère : hachis Parmentier et une pomme en l’air, agrémentés de la modeste ration de pain dévolue à un J3.
                Les mois passèrent, l’hiver fut rude. Sur l’intervention de Grand-Père, je passais à 15 francs fixes par jour. Puis je fus promu vendeur « seconde ligne » ce qui, en cette période de restriction était un distinguo subtil pour me donner un avancement inutile. En effet, je ne bénéficiais d’un client que dans la mesure où le premier vendeur était lui-même occupé ! Or, les bons de chaussures étaient délivrés aux usagers avec un compte-goutte, tandis que la plupart des tailles courantes manquaient et que les modèles disponibles déplaisaient aux acheteurs. Tant et si bien que le premier vendeur avait tout le temps de réaliser sa vente et d’accueillir le chaland suivant. Pendant ce temps-là, je regardais mon collègue débiter sa marchandise, tout en répétant inlassablement aux clients insatisfaits « Repassez dans huit jours ».

(A suivre...)

(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios

 

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 2/7)

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Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...





Souvent je m’isolais dans la réserve du magasin sous prétexte de surveiller mon service « Réparations » et, monté sur une table, face à une glace, je déclamais ou chantais. Un jour, à la fin d’une très belle envolée lyrique, mon regard se posa sur le gérant qui me dévisageait. J’aurais aimé que la terre entière s’ouvre sous ma table :

« -Qu’est-ce ce que tu fais là mon petit ?

-Bah ! Je chantonne, Monsieur Bénier…

-Tu n’es pas à l’Opéra, tu sais. Allez, retourne en ligne. »

                Cette expression, toute militaire, m’affectait au front de la porte d’entrée. Vous avez ainsi une idée du train-train quotidien vécu par le roi du chausse-pied. Sitôt le magasin fermé, je rentrais par le métro car il n’était pas question de traînasser. Les rares fois où je fus en retard, je retrouvais Maman en larmes, dans la loge de la concierge : 

« Monstre ! Tu me feras mourir, tu sais la bile que je me fais avec toutes ces rafles… »

                Nous étions maintenant en 1942. J’avais fait mon entrée à l’Opéra-Comique où, moyennant un cachet de 11 francs, j’arrondissais mes petits mois en figurant très intelligemment dans Carmen.

 Après avoir été un banderillero dans le défilé final (Maman vint un jour au spectacle et s’écria à l’adresse de mon frère « Oh ! Regarde, le voilà, c’est le 4èmeà droite ! » suivi d’un fou rire…) j’héritais de l’emploi de dragon, avec costume personnel et clairon sous le bras. J’ai servi Bizet plus de cinquante fois. Mon frère prit la relève, où sa charmante voix de garçonnet lui permit de chanter dans Carmen, La Bohème, Louise, Werther ou Manon.

               

La chronologie de ce récit m’oblige à ouvrir des parenthèses qui cernent mieux le sujet traité. Parmi les amis de mon âge les plus proches de moi se trouvait un camarade d’enfance qui décida, un certain jour, de me confier son secret et de m’y associer.

« -Tu es pour ou contre les Boches ?

-Je suis contre évidemment, tu le sais bien.

-D’accord. Alors tu souhaites qu’ils perdent la guerre ?

-Ben ! Tu parles !

-Tu te doutes bien que les alliés débarqueront un jour, seulement, faut les aider à préparer le terrain. T’es partant ?

-Je pense bien, mais comment faire ?

-Figure-toi qu’il y a des réseaux de résistance qui s’organisent. Tu me jures que tu ne diras rien ?

-Parole d’honneur !

-Je suis dans le coup depuis quelques semaines et si tu veux, je te présente à un pote qui est au-dessus de moi. Tu connaîtras que lui et moi… et c’est pareil pour tout le monde. Comme ça, si on se fait piquer, on ne peut pas balancer beaucoup de noms.

-Ah oui, je comprends, mais en quoi consistera le boulot, parce que je suis assez limité en liberté, entre le magasin et les angoisses maternelles.

-On verra ça avec Gérard. »

                Rendez-vous ayant été pris avec Gérard K. je rencontrais ce dernier avant de devenir son ami pour une trop courte période. Il fut en effet porté disparu à la libération de Paris et son corps n’a jamais été retrouvé. Tout petit bonhomme aux grosses lunettes, âgé de 16 ans, Gérard était le fils d’un gros orfèvre-joaillier. Son idéal était un communisme d’une grande pureté. Combien de fois a-t-il partagé avec moi un paquet de cigarettes ou un billet de 100 francs, en sachant que mes gains n’aidaient même pas ma mère. Pour le reste, nos conversations tenaient parfois du délire onirique ou de la gaminerie risible. Ainsi, lorsqu’il me dit :

« -A la Libération, nous serons au moins lieutenant ou capitaine et nous serons responsables du nettoyage et de l’ordre dans des quartiers (ce qui me semblait à peine extravagant). En attendant il s’agira, par exemple, de faire sauter des trains.

-Ca me sera difficile, répliquais-je, comment veux-tu que je m’absente, avec Maman ?

-D’accord. Alors tu abattras de temps en temps un allemand dans la rue.

-Moi, je trouve ça inutile pour abréger la guerre d’autant que je supporterai mal de voir fusiller 50 otages le lendemain.

-Bon, d’accord. Tu es soutien de famille, ton cas est un peu différent. Tu te borneras à porter des messages ou à livrer des armes. »

                Je ne pouvais me contenter d’opposer des dénégations à toute proposition, bien conscient du fait qu’un héros n’est pas celui qui reste les bras en croix. Il m’est donc arrivé de porter quelques messages avec des airs de conspirateur et nanti d’un mot de passe qui variait selon les missions. Un jour, j’eus un travail délicat à exécuter : muni d’un bulletin de consigne, je me rendis dans une grande gare parisienne afin d’y retirer une valise. Je savais que de quart d’heure en quart d’heure un membre du réseau faisait de même. Chaque valise contenait des mitraillettes qu’il importait de livrer dans un garage truffé de cachettes. Lorsque vous n’ignorez pas les rafles constantes ou les contrôles qui s’opèrent dans les rues et les gares ou les couloirs de métro, le fait de trimballer des armes a quelque chose d’angoissant. Se faire prendre signifiait probablement la mort. J’effectuais donc mon transport avec la pénible impression que tout le monde me regardait et que le contenu de ma valise était affiché sur mon visage inquiet. Enfin, tout se passa bien.



                Et je continuais à vendre mes chaussures. Chaque mois, nous recevions de la marchandise à semelles de cuir, que nous étions autorisés à réserver aux « bons clients », aux habitués ou à nos familles. Dans la mesure où ces derniers disposaient d’un bon d’achat en bonne et due forme. Je dois confesser qu’à l’instar de mes collègues je considérais comme « bon client » celui qui avait la délicatesse de m’offrir un bon pourboire : un kilo de beurre ou quelques paquets de cigarettes, en échange d’une paire de chaussures tout cuir. Je précise également que ladite paire de chaussures était fabriquée dans un similicuir et qu’aujourd’hui vous la refuseriez si l’on vous en faisait cadeau.

                Bien entendu, le premier client qui m’offrit un kilo de beurre fut chaussé par moi, mais ne revint jamais m’apporter cette denrée rare. A dater de ce moment, je promis aux amateurs de leur trouver pour le lendemain une marchandise à leur taille. Ainsi, le postulant revenait le jour-dit, sans avoir l’excuse d’avoir oublié sa promesse. C’est ainsi qu’un brave paysan fit irruption dans le magasin portant à bout de bras un linge sanguinolent et hurla à mon intention « V’là l’lapin ! ». Aussi rouge que le torchon, j’entraînais mon quidam dans l’arrière-boutique, tandis que le personnel riait sous cape. Un moment de honte est vite passé, lorsqu’on n’a pas les moyens de mettre le marché noir au service d’un bel appétit inassouvi. Mon tout petit trafic, non répréhensible, avait le mérite de faire plaisir au client autant qu’à moi.



                A la fin de l’automne 42, je fus muté à la succursale qui est sise à l’angle de la rue Daunou et du boulevard des Capucines. J’eus de la peine en quittant le gentil M. Bénier, qui me subissait depuis trois ans. D’autant que j’avais déjà eu le chagrin de perdre mon grand-père au mois de mai. Ma nouvelle boîte était, à l’époque, assez sombre et sinistre en tant que cadre et la discipline y était rigoureuse. Le gérant était un grand ami de mes parents et il m’avait vu naître. Ma déception n’en fut plus que vive. Désireux de « faire de moi ce que mon grand-père avait fait de lui », il me traita très durement. Dans les rares moments de détente, il me tutoyait et m’appelait Philippe (ce que je dis est idiot, car il ne pouvait pas m’appeler Ernest). Le reste du temps j’étais le vendeur 33 sur qui pleuvaient les remontrances, les vexations, les quolibets.

« Vous n’avez rien à faire, le 33 ? », « Vous avez aligné la vitrine ? », « Vous avez épousseté les « tambours » ? Et les étiquettes ? Et les dépareillés ? » (Tout ça parce que j’avais un jour vendu à un client une paire de godasses dont le pied droit était du 41 et le gauche du 43. J’avais alors glissé un « errare humanum est » qui avait déplu). Je n’avais guère le droit de me chauffer les mains autour du poêle unique et insuffisant où les vendeuses étaient agglutinées et je devais au factionnaire, derrière la porte d’entrée, invitant les clients à repasser dans quelques jours et profitant à chaque fois d’une bonne bouffée d’air froid. Je me souviens d’un après-midi où j’avais eu le malheur de m’appuyer sur une petite table, en l’absence de tout client et où le gérant survint pour m’accabler :

« -C’est une tenue, dans un magasin ? Vous n’avez rien à faire d’autre ?

-Non Monsieur, le peu de marchandise en rayon est vérifié, étiqueté et bien rangé.

-Eh bien moi, à votre âge, je n’étais jamais inoccupé. Au besoin je ramassais des papiers par terre pour prouver à mon chef ma bonne volonté. »

                Cette belle leçon ne fut pas perdue et dans les cinq minutes qui suivirent, apercevant mon gérant qui arrivait du fond du magasin je prenais un papier qui était bien rangé, le froissais avec empressement et le jetais ostensiblement devant ses pieds, tout en me précipitant pour le ramasser. L’impudence de mon geste m’attira une bordée d’injures :

« Vous vous foutez de moi ? Vous n’êtes qu’un crétin ! Et vous vous engagez dans la vie du pied gauche ! »

                Cette réflexion me surprit et je rétorquai qu’il fallait bien partir d’un pied ou de l’autre. Là-dessus, un tutoiement moralisateur succéda à l’orage :

« -Tu n’es pas bête, tu n’es pas méchant, tu n’es pas paresseux, mais tu ne fais pas ton métier avec plaisir.

-Ca, c’est probable, surtout si on m’en dégoute.

-Qu’est-ce que tu as envie de faire, alors ?

-J’aimerais bien être acteur.

-Eh bien, va te présenter au cirque !

-J’ai dit que je voulais être acteur de théâtre, bien que le cirque n’a rien de déshonorant. »

                Là-dessus, mon mentor appela son assistante et le chef du rayon des femmes (cette dernière baptisée par moi « Poisson-chat » en raison du système pileux qui foisonnait sous son nez et au menton). « Mesdames, chaque jour entre 2h et 2h30 je vous autorise à envoyer Monsieur Dumat faire du cerceau sur le boulevard des Capucines ».

                Gloussement de ces dames et haussement de mes épaules ponctuèrent ce joli moment d’humour.

« Ca ne vous plaît pas, vendeur 33 ? Disparaissez dans la réserve et que je ne vous revoie plus de la journée. ».  Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois. Ravi de l’aubaine je disparus au sous-sol pour en griller une. Ma retraite fut brève et après avoir refusé plusieurs fois de regagner le magasin, Poisson-chat en référa au directeur, seul habilité à lever la punition. Ce dernier descendit en trombe :

« Vendeur 33, je vous donne l’ordre de remonter en ligne ! »

                Eteignant ma cigarette et claquant les talons, j’obtempérai en exécutant un salut militaire :

« Si c’est un ordre, mon lieutenant, je regagne le front ! »

                Ce petit récit avait pour but de décrire l’ambiance de rêve dans laquelle je vivais. On comprendra donc l’émotion qui fut la mienne lorsqu'après six mois de ce régime je fus appelé paternellement par mon gérant :

« Mon petit Philippe, je voulais te dire que le premier vendeur étant, comme tu sais, parti pour l’Allemagne au titre du travail obligatoire, ton nom est maintenant en tête de liste pour la même raison. Il est impossible de te camoufler, car il y a des contrôles réguliers. Je suppose que ça ne t’excite pas d’aller là-bas, alors si tu trouves une possibilité de te planquer, dis-toi bien que ta place sera conservée chez nous. »

                C’était alors un de nos problèmes, à nous qui venions d’avoir 18 ans et la contestation était malaisée. Ayant fait part à Maman de cette situation et n’ayant, bien sûr, aucun goût pour le STO j’en rajoutais un peu dans le côté « Tu ne veux pas que ton petit garçon aille en Allemagne ? »

Car je voyais traîtreusement dans ce malheur en puissance le prétexte inespéré de faire autre chose. De fait, Maman battit le rappel de ses relations et un ami charmant, M. Joseph, qui était affilié à une grosse entreprise travaillant au « mur de l’Atlantique » proposa de me caser temporairement à La Pallice. Fait surprenant, cet ami était de confession israélite et il ne tarda pas à être arrêté par la suite. On ne le revit jamais.

               

C’est ainsi qu’au début d’avril 43, je quittais sans tristesse une profession dans laquelle j’avais égrainé trois ans et demi. Un peu inquiet de mon futur emploi, on m’avait rassuré : je ne manierai pas la pelle ou la pioche. Mon travail (officiellement celui d’un « pointeau ») devait consister à surveiller les ouvriers, à vérifier leur présence sur les chantiers, etc. Bref, j’appartenais aux cadres et maîtrise et mon salaire mensuel était de 5000 francs logé et nourri. Le Pactole ! J’arrivai donc à La Pallice, via La Rochelle, où m’attendaient deux mois de souvenirs peu enviables.

                Le premier contact avec mes nouveaux collègues (l’ingénieur qui dirigeait le chantier et deux bureaucrates) fut cordial. On me fit visiter les locaux : quelques bureaux, un grand réfectoire avec cuisine, le tout attenant aux baraquements dans lesquels logeaient sur des lits superposés la centaine d’ouvriers affectés aux trois chantiers de la firme. Je fis aussi connaissance avec ma chambre, située tout près de là, dans la maison réquisitionnée d’un pêcheur : une petite table, un tabouret en bois, un lit de même (avec paillasse et couvertures en laine noire en guise de draps !). Le tout était du sigle : O.T. (Organisation Todt). Une pauvre ampoule pendait au plafond, éclairant un local désespérément peinturluré de chaux blanche. Je fus très vite « mis au parfum » par l’ingénieur :

« -C’est là que vous couchez. Bien entendu, la nuit, vous êtes seul responsable du dortoir et de ses occupants. S’il y a une bagarre quelconque…

-Ah bon, ils se bagarrent entre ouvriers ?

-De préférence en fin de semaine, lorsque la paie leur a permis de se procurer du vin à a cantine. Donc, dans ce cas, vous téléphonez à la Feldgendarmerie qui rétablit l’ordre.

-Je dois appeler les Allemands ?

-Rassurez-vous, ce n’est pas grave. Personne ici n’aime les Boches mais ce sont les ordres. De toute façon, vous n’avez pas à faire à la crème des travailleurs. Il y a des anciens dockers de Rouen, des Nord-Africains, des anciens légionnaires et deux bagnards de l’île de Ré. Ils sont comme nous, ils cherchent à gagner leur croûte en France avec la seule différence qu’en tant de paix ils ne seraient pas plus compétents dans le boulot. Avec les frisés, il faut au moins faire semblant de travailler parce qu’ils ont facilement le mot « sabotage » à la bouche. Pour ce qui est des trois blockhaus que nous construisons au ralenti à Loumeau-Laurière et dans les jardins du casino de La Rochelle, ils ne seront pas bien gênants, car je vois mal un débarquement possible dans le secteur.

- A part ça, M. Chaulvy (je crois bien me rappeler son nom) quelle sera mon activité ? Parce que je n’y connais rien dans ce métier !

-Je sais, M. Joseph m’a exposé votre situation, mon petit. En résumé, à 5h30 vous réveillez les ouvriers (l’heure déjà me plaisait bien !). Ceux qui refusent de se lever, sauf les malades dont vous prenez les noms, 25 francs d’amende.

-C’est le geôlier ou l’adjudant, en somme !

-Pas tout à fait. Je sais bien que ce n’est pas passionnant, mais vous devez tout de suite vous faire respecter.

-J’ai 18 ans, Monsieur, et je ne me vois pas me colletant avec les légionnaires, bagnards et autres enfants de chœur.

-Il ne s’agit pas de ça, et puis il y a les chefs d’équipe et le chef de chantier qui sont des gars très bien. Ensuite entre 6h30 et 7h petit déjeuner. Après quoi, vous allez vous balader sur les chantiers où vous pointez les présents et collez des amendes à ceux qui se tournent les pouces beaucoup trop ostensiblement. Il fait beau, c’est agréable, vous trouverez toujours un camion chargé de coffrages feraille ou de ciment qui se rend sur les chantiers. Les chauffeurs sont payés au voyage et votre signature sur leur carte attestera d’un voyage. Vous pouvez monter dans un camion à vide, le conducteur sera ravi de vous emmener, moyennant un autographe. A midi, déjeuner. Vous verrez, c’est copieux. L’après-midi, même topo que le matin et dîner à 19h. Vous avez droit à un dimanche après-midi sur deux pour aller rigoler un peu à La Rochelle, c’est à 5 km. Evidemment le soir ce sera moins drôle pour vous parce que nous tous nous logeons à La Rochelle. Vous habitez chez ce pêcheur, l’un des rares civils qui n’aient pas été évacués. C’est un très brave type et vous écouterez discrètement la radio anglaise avec lui, ça vous distraira.

-Si j’ai bien compris, nous sommes aux premières loges du « Mur de l’Atlantique » ?

-Ah ça, oui. Nos bâtiments sont à 100 mètres de la base sous-marine allemande.

-L’immense bloc de béton, c’est ça ?

-Oui. Et 9 mètres d’épaisseur protègent les alvéoles pour sous marins.

-Ca n’a jamais été bombardé ? hasardais-je…

-Non. D’ailleurs il y faudrait le paquet pour effriter une telle masse, il n’y aurait plus rien autour que la base y serait toujours. En principe, il y a une alerte tous les soirs vers 11 heures. Les anglais viennent mouiller des mines, les allemands les draguent aussitôt et ça recommence. »

                On ne peut pas dire que toute cette diatribe m’ait plongé dans l’euphorie. Il ne me restait plus qu’à essayer de me comporter comme un homme, face à une nouvelle page de ce destin.



                Dès le premier soir, les sirènes déchirèrent le silence de la nuit. J’éteignis ma lumière, ouvris la fenêtre et contemplai le joli spectacle des dizaines de projecteurs scrutant le ciel. Peu après, le ronronnement de moteurs d’avions déclencha le tir furieux d’une D.C.A. toute proche. La maison tremblait sous le recul des pièces tirant en terre. Mon marin-pêcheur m’avait prévenu que tous les abris blindés étaient réservés aux seuls allemands et que le pare-éclats jouxtant la maison n’aurait en cas de chute de bombes que le désavantage de nous faire enterrer tout de suite. J’avais l’estomac un peu serré en songeant :

« Et si c’est maintenant qu’ils se décident de bombarder, même en visant à la perfection ils ne peuvent éviter de souffler les alentours. »

                Il est dit que l’on s’habitue à tout, c’est vrai. Les alertes quotidiennes me laissèrent indifférent, si ce n’est qu’elles me réveillaient et puis… malgré tout, la désagréable impression de se sentir impuissant et sans défense.

                Mon premier réveil matinal fut pénible, lui aussi. Entrant dans le dortoir des ouvriers, j’ouvris la lumière et frappai dans mes mains, alors qu’une âcre odeur de mâles sensibilisait mon odorat. Sans euphémisme, j’en pris plus avec le nez qu’avec des pincettes.

« Allez les gars, debout, c’est l’heure ! »

Un concert amical me répondit :

« Merde ! Va te faire foutre ! Petit c.., aux chiottes !

-Soyez gentils, quoi ! Vous savez bien que je ne veux pas coller des amendes. Ne me compliquez pas la tâche… »

Bref, toutes les ressources de ma belle autorité naturelle. Il y eut ce jour-là un malade, un Algérien, qui me dit : « J’ai mal au ventre ».

Je l’inscrivis sur le petit livre de croix-rouge. « Le Docteur passera te voir, mais j’espère que tu ne tires pas au flanc, sinon ça te coûtera des sous ».

                Première constatation positive, bien que terre à terre, le petit déjeuner de 6h30 combla mes vœux les plus optimistes. Pain, café, confiture, sucre à volonté, omelette et motte de beurre de 5 kgs sur la table. Tous les repas furent à l’avenant. Je puis dire que je me jetais sur la nourriture et trouvais tout délicieux même lorsque le cuisinier belge improvisait des macaronis au chocolat. Seul le vin était remplacé par du café noir. Et puis, n’était-ce pas toujours ça de pris à l’ennemi ?

                Ainsi les jours passèrent, animés et pourtant monotones. Je mangeais certes à ma faim, j’allais même me planquer dans la nature pour m’allonger au soleil, voire cueillir des petites huitres sur les rochers, mais il y avait le reste. Tous les matins, dès potron-minet, je réveillais mon monde avec le même succès. Plusieurs fois par jour, j’empruntais des camions et faisais irruption sur les chantiers, en prenant bien soin de me faire voir de loin. Cela ne servait pas toujours à grand-chose, tel ce jour où, débarquant devant un nord-africain nommé Art Kedache, je le vis immobile, le menton appuyé sur sa pelle.

« Alors, Art Kedache, tu ne travailles pas ? Quand tu me vois, fais au moins semblant. Tu sais bien que je serai obligé de te coller une heure en bas. Je reviens dans une heure, alors fais un effort. »

                Dix minutes plus tard, j’aperçus mon lascar occupé à rouler une cigarette. Plein de patience, je pris la peine de l’avertir pour la dernière fois de ma prochaine visite. Et ce fut pour le retrouver assis à terre. Tant de bêtise laisse pantois, tant de mauvaise volonté exaspère. J’avais souvent assisté, impuissant et révolté, à des rondes d’allemands en uniforme kaki de l’organisation Todt, armés de fouets, dont ils se servaient sur les ouvriers peu empressés, en leur lançant des injures. Personne ne répondait alors…

« -Art Kedache, tu te fous de moi ? Une heure en bas !

-J’t’y couperai la tête, à toi !

-D’accord ! Et on te la coupera après, comme ça nous serons quittes ! »

                Si je n’avais eu depuis, mille bonnes occasions d’apprécier les ouvriers, de tels comportements m’eussent fait prendre le prolétariat en grippe.

                Quelques jours plus tard, le même algérien m’offrit l’unique occasion que je redoutais. En pleine nuit, on me réveilla pour m’aviser d’une bagarre dans la chambrée. Art Kedache, pris de boisson, avait assommé, à coup de barre de fer, son chef d’équipe, un brave homme à cheveux blancs nommé Leveau. Habillé en hâte, j’entrais dans le dortoir, le cœur battant. Leveau était à terre, ensanglanté et plusieurs ouvriers ceinturaient le forcené. Il me fallut, sans fierté, téléphoner à la Feldgendarmerie pour signaler l’incident. Quelques minutes passèrent avant l’arrivée de l’ambulance et de deux mastodontes casqués, la poitrine barrée de la grosse plaque « Feldgendarmerie ». Ils emmenèrent l’arabe avec facilité. J’en étais malade mais Dieu merci, l’ensemble des camarades de la chambrée approuvèrent ma décision. Il y avait tout de même aussi le pauvre Leveau !

                Le lendemain, M. Chaulvy loua ma… présence d’esprit et je fus soulagé, quelques jours plus tard, en voyant revenir Art Kedache doux comme un mouton et souriant !

               

Pour une fois dans ma vie, j’avais tapissé les murs de ma chambre de photos de stars de cinéma, ceci afin d’égayer l’endroit. A 21h, j’écoutais avec les oreilles de la foi la radio de Londres, en compagnie de mon logeur. Le brouillage était intense et les allemands tout proches. Nous étions à peine discrets. Puis, j’écrivais chez moi des lettres interminables, ce qui me distrayait et réjouissait la famille. Ensuite, il y avait l’alerte, le sommeil et… la boucle était bouclée.

                Mon premier dimanche après-midi de repos me conduisit à La Rochelle. Ville charmante où je n’avais jamais mis les pieds et où, curieusement, j’eus l’impression de tout connaître. Le port et ses deux tours, la vieille horloge, les arcades, la Grand’Place. Je me dirigeais sans hésiter. Y avais-je vécu dans une vie antérieure ? Enfin, de la gaieté et de l’animation. De nombreux cafés offraient un orchestre. Je bus exagérément avant de me faire proprement racoler par une personne du sexe opposé qui me prit par le bras en me parlant allemand.

« -Nicht compris !

-Oh ! T’es pas allemand, répliqua-t-elle désolée. C’est vrai, t’as pas vraiment le type !

-Je suis sudète !

-Ah, c’est donc ça ! »

                Je sentis aussitôt sa totale incompréhension du Sudète, mais ne voulus point manquer l’occasion. Nous prîmes un verre, le temps de lui apprendre que j’étais en service à La Pallice.

« -Dans les sous-marins ?

-Non, juste à côté.

-J’ai fréquenté beaucoup de marins allemands, mais je ne les ai pas revus depuis un moment. Tu peux peut-être me donner des nouvelles ?

-Oui, sûrement.

-Viens avec moi, je te montrerai des photos et tu me diras si tu les connais. »

                Elle m’entraîna dans sa chambre d’hôtel et… sans but lucratif dois-je dire. C’était une pure germanophile. Elle me montra des photographies de petits marins avec béret et rubans noirs dans le cou. Je fus horrible !

« -Regarde Werner !

-Oh ! Werner, le pauvre, son sous-marin n’est pas rentré de mission.

-Oh ! Et Hans ?

-Hans ? Disparu lui aussi. Etc… etc… etc… »

                L’ayant plongée dans le désespoir avec ma rubrique nécrologique, nous nous consolâmes de cette dure épreuve… jusqu’à 4h du matin. Je réalisai alors qu’il me fallait réveiller mes gars à 5h30 et que je n’avais que mes jambes pour arpenter les 5 km. Les adieux furent brefs et je fonçais dans la nuit vers La Pallice, moitié courant et moitié marchant, présentant aux multiples patrouilles un « Ausweiss » qui ne me donnait aucunement le droit de circuler la nuit. Enfin, tout se termina bien et je fis, cet après-midi-là une sieste dans la nature qui laissa très peu de place aux visites de chantiers. 

(A suivre...)



(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios 


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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 3/7)

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Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...

(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'ExodePartie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée, 
Partie 4: Première tournéePartie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)     



               Ma soif de documentation militaire me conduit un matin à m’acoquiner avec un camionneur dont le véhicule devait livrer une cargaison à l’intérieur de la base sous-marine. Il fallait un laisser-passer très spécial pour pénétrer dans le sanctuaire des « V-Boots ». Prenant des risques stupides, je me cachais au milieu de la marchandise, échappant à une fouille succincte des sentinelles et entrant dans la place. Une fois à l’intérieur, plus de danger. Le conducteur me fit sortir et j’assistais, fasciné, au départ d’un submersible. Equipage rangé sur le pont et musique militaire saluant ceux qui prenaient la mer. Un ouvrier français, auprès de qui je m’informais, m’affirma :


« C’est rare, ceux qui reviennent. On voit jamais les mêmes, parce qu’ils commencent à dérouiller. »

                Et je ressortis sans problèmes, assis près du chauffeur. Tous les jours, le ciel était plein d’avions allemands caracolant. Je sus très vite qu’il y avait dans les parages un centre-école pour les jeunes pilotes de chasse de la Luftwaffe. Les accidents étaient nombreux. J’assistais, un après-midi, aux ébats de leurs appareils, exécutant de jolies figures aériennes et j’étais juste en train de penser « Mais ils vont finir par se rentrer dedans ! » lorsque les quatre avions se télescopèrent avec un ensemble parfait, explosant en vol. Je notais sur mes tablettes que l’entraînement coûtait aussi cher que les opérations de guerre et que les malheureux jeunes gens ne figureraient pas au communiqué officiel ! C’est beau, la guerre !

                Un petit fait amusant émailla l’un de mes jeudis. Il existait à flanc de côte une petite baraque en bois, édifiée pour la satisfaction des besoins naturels. Ce lieu, pour n’être pas le plus propice à la rêverie, avait l’avantage d’être situé entre la mer et le ciel. Au-dessus, c’était le bord de la falaise, sur laquelle l’un des bunkers se construisait. La pente était douce pour y accéder. Je m’y rendis donc cette fois-là et, la porte ouverte, je contemplais la mer et les rochers. Le ciel était bleu et ma station fut très prolongée. Au bout d’un certain moment, de véritables rafales de balles crépitèrent au-dessus de moi. Je ne compris guère ce qui se passait et demeurait coi un certain temps. Profitant d’une accalmie, je quittai mon habitacle et remontai à plat ventre vers le sommet. Parvenu au ras du sol, je sortis mon mouchoir, l’agitai puis passait timidement la tête. Un énorme éclat de rire salua ma sortie. Il y avait là un groupe d’allemands, casqués et armés. Ces messieurs avaient profité de mon long séjour aux latrines pour installer des cibles au bord de la falaise et effectuer des exercices de tir réel. L’histoire du monsieur bloqué dans les waters par une pluie de balles eut le don de divertir mon entourage.



                Un autre après-midi fut moins drôle. L’un des camions qui venait de vider son chargement s’en retournait faire le plein en ayant oublié de redescendre sa benne. Le bruit du moteur, ajouté à celui d’un châssis tintinnabulant sur les cahots, empêchait le chauffeur d’entendre mes hurlements. Je sentais le drame car la benne, dressée vers le ciel, se rapprochait de tout un réseau de fils électriques et téléphoniques tendus très bas sur de vulgaires pieux. Il s’agissait des transmissions du QG allemand tout proche. J’avais beau courir et crier, l’inévitable se produisit. Le camion arracha imperturbablement les fils et leurs poteaux, tandis que des nuées d’allemands en tenue de combat convergeaient vers le véhicule. Le camion s’arrêta enfin devant ce déploiement de forces. Les « Fridolins » n’avaient qu’un mot à la bouche : « Zabotache ! »

                Le malheureux chauffeur fut arrêté et emmené. J’insistais pour l’accompagner et je pense vraiment avoir été utile à quelque chose. Exagérant mes fonctions, me portant garant de sa bonne foi et me déclarant l’ami des allemands, je pus circonvenir l’officier chargé de l’interrogatoire du « saboteur ». Nous pûmes repartir ensemble et le malheureux conducteur, tout tremblant, me fit le plaisir de me dire « T’es un pote, merci. Sans toi, y m’envoyaient au ballon et pi, ces cons-là, y z’ont vite fait d’prendre des otages… »

                Je me suis un peu attardé sur une période de deux mois, mais disons qu’elle m’ouvrit certains horizons inconnus, qu’elle me fit mesurer une autre sorte de dangers et de cafard. En bref, qu’elle me fit les pieds. Il y eut une chute à cette aventure. Elle arriva en plein midi, alors que les sirènes se déclenchèrent au moment du dessert.

« Tiens, il n’y a jamais eu d’alerte à cette heure-ci ! »

                Nous terminâmes sans hâte le déjeuner et sortîmes de la cantine en entendant un important ronronnement de moteurs. Venant de l’intérieur des terres vers la mer, une imposante formation de bombardiers étincelait dans le ciel bleu.

« -Oh regarde, ce sont des « Liberator » !

-1, 2, 3, 4, 5…. 15 !

-Y en a d’autres derrière ! 1, 2, 3, 4, 5… 15 ! »

La vue d’une quatrième vague, en train de lâcher des chapelets de bombes qui provoquaient une série d’explosions dans notre direction, nous donna des ailes. Successivement, les deux comptables et moi-même plongeâmes dans un immense trou destiné à recevoir les ordures. Dieu merci, il n’avait pas encore servi, mais le contraire n’eut rien changé. Terrés dans notre abri, nous subissions le fracas épouvantable, provoqué par le lâcher de joujoux d’une tonne. Il est des moments où le temps est interminable. Quelques minutes suffirent à transformer ce bruit d’enfer en un silence angoissant.

« Ca a l’air d’être fini », murmurais-je au camarade sur lequel j’étais vautré. Je vis alors qu’il était livide et que le sang coulait sur son visage. Rien de grave, mais un minuscule éclat avait touché son front, provoquant cet impressionnant saignement. Après m’être palpé instinctivement, je fis surface. Un regard panoramique me confirma l’étendue des dégâts. Descendue du ciel, « l’échelle de la mort » avait accompli son ouvrage. Plus de cantine, plus de dortoirs (les ouvriers, eux, déjeunaient sur les chantiers, ce qui évita un massacre) ma maison à moitié détruite, etc. Seule la base sous-marine se profilait impavide au milieu des ruines et de la fumée. On dégagea aux alentours une cinquantaine de morts et de blessés : allemands, femmes de ménage ou employés d’autres firmes. Je retrouvais, au milieu des gravats, ma petite armoire en bois blanc et son contenu ainsi que… mon réveil-matin, intact, sous les décombres.



Ce bombardement m’ouvrit instantanément les yeux. Ils avaient bombardé, ils recommenceraient. Brave mais pas téméraire, j’eus tôt fait d’alerter mon chef, ma mère, M. Joseph… et de leur faire savoir que je n’avais aucune envie de périr sans gloire au « Mur de l’Atlantique ». De plus, l’appel systématique des travailleurs pour l’Allemagne s’effectuait depuis peu selon un nouveau critère : par classe d’âge. La mienne, la 45, avait donc tout son temps. Même chez Bally, je ne risquais plus de partir, en dehors du volontariat. Une fois encore, le patron me tira une épine du pied, en me faisant savoir que j’allais être « muté » à Marseille. Ce n’était qu’un distinguo subtil pour me ramener à Paris discrètement. En effet, l’organisation Todt se partageait la France en quatre secteurs distincts et sans liens entre eux. Je n’avais donc pas le droit de quitter l’O.T. mais pouvais obtenir le visa de sortie nécessaire à mon futur transfert. Une fois parti de La Pallice, on perdait ma trace.

                Mes dernières 48 heures sur le tas furent instructives. En effet, c’était, avec un mois de retard sur les prévisions allemandes, l’achèvement de l’un des trois grands bunkers côtiers. Le coulage du béton sur la masse de ferraille et de coffrage, devait s’effectuer durant près de 24 heures ininterrompues, à l’aide d’une quinzaine de bétonneuses. Ma présence, sur le chantier, fut donc aussi permanente que celle des ingénieurs et ouvriers. De temps à autre, des officiers de l’O.T. venaient surveiller le travail. Dès qu’ils avaient le dos tourné, M. Chaulvy donnait l’ordre de balancer au milieu des coulées grisâtres, d’énormes pierres. M’étant informé du pourquoi de la chose, il me fut répondu :

«-Les « frisés » nous paient un prix coquet chaque ouvrage réputé d’une solidité à toute épreuve. Or, avec ce système, si une belle bombe tombe dessus, le blockhaus ne tient pas le coup !

-Une action de résistance bien payée, en somme !

-Voilà. On bouffe bien, on est bien payé et on livre de la m… ! »

                En voyant aujourd’hui certaines constructions modernes on est tenté de croire que le précepte est toujours en vigueur ! C’est le cœur joyeux que je me suis embarqué à La Rochelle, par un beau matin de juin 43, dans le train de Paris. Je ne pensais alors être si près de l’occasion qui allait déterminer ma vie et combler le vœu auquel j’aspirais, sans oser y croire. (Initialement, mon propos devait ne débuter qu’ici).



                Rentré dans la capitale, j’eus la chance de n’avoir pas le temps de réintégrer un quelconque magasin de chaussures. L’un de nos bons amis, Maurice Hilbert, alors directeur de la scène au Théâtre Pigalle, me contacta presque aussitôt. Il connaissait mon attirance pour le métier de comédien et s’informa de savoir si j’étais toujours dans les mêmes dispositions. Dans l’affirmative, il avait la possibilité de me faire engager comme doublure dans l’opérette Rien qu’un baiser. Il fallait se décider immédiatement et surtout convaincre la famille. Ma mère n’était pas foncièrement « contre » et son problème primordial était financier. Ma grand-mère estimait qu’on ne doit pas lâcher la proie pour l’ombre lorsqu’on est assuré d’un bel avenir dans la chaussure. Oncles et tantes considéraient ma démarche comme un enfantillage. Bref, tout le monde avait des raisons valables pour m’éviter des désillusions, alors qu’il est évident que seul un essai, même infructueux, peut vous dispenser du regret de n’avoir pas entrepris. J’eus même droit à certaines phrases maladroites du type : « Si ton grand-père était encore de ce monde, il ne serait pas question de ne pas retourner chez Bally ».

                J’obtins d’accepter ce premier contrat, quitte à reprendre le droit chemin à son expiration.

                Fou de joie, je fus présenté aux directeurs du Théâtre Pigalle qui n’étaient autres que deux célèbres illusionnistes : les frères Isola. J’étais engagé aux appointements quotidiens de 85 francs pour doubler trois rôles. On avait bien entendu « glissé » sur mon manque total de métier. Il s’agissait de trois jeunes avocats stagiaires, capables de pousser la chansonnette. En scène, ils ne se quittaient pratiquement pas et travaillaient en compagnie du fils de la maison (Pierre Doris, débutant et filiforme) au service du grand avocat (le délicieux Florencie qui mourut tragiquement en 1952, au cours d’un accident survenu en tournée). Le reste de la distribution comprenait Germaine Roger, José Noguero, Alice Tissot, Louis Blanche, Max Raoul, Lucette Meryl, Tarquini d’Or, etc. Mon contrat démarrait le 1er juillet 1943. Il n’était pas aisé d’apprendre trois rôles dont les apparitions et les répliques se chevauchaient, mais je ne doutais de rien et avais une bonne mémoire. Je ne perdis pas de temps et en 48 heures, je savais deux rôles. Le lendemain exactement, je fus alerté en catastrophe : « Tu joues ce soir, il y a un malade ! ». L’avez-vous deviné ? Il s’agissait du troisième !

                Après m’être précipité sur la brochure, mélangeant quelque peu les trois personnages, je m’apprêtais, le soir, sans aucune répétition, à me jeter à l’eau. J’avais une certaine angoisse au seuil de cette première performance, mais je ne me souviens pas avoir ressenti ce trac obsédant qui, d’ailleurs, croît avec l’âge. L’inconscience de mes 18 ans m’aidait.

               

Dès le lever du rideau, le premier secrétaire apparaissait à la cour (à bâbord, pour les profanes) en chantant un petit quatrain qui débutait ainsi :

« Premier secrétaire du Maî-tre, du grand avocat Vannier… »

Aussitôt après, le deuxième secrétaire entrait par le côté jardin (l’autre) claironnant, un demi-ton au-dessus : « Deuxième secrétaire du Maî-tre… »

                Tapi derrière la fenêtre du fond, au travers de laquelle le troisième secrétaire devait faire irruption, votre serviteur pétrifié guettait la fin du couplet précédent afin de se lancer dans l’aventure « un autre demi-ton au-dessus ». Le moment arrivé, j’aurais embrassé la trompette qui me claironna la tonalité exacte de ma partition. Mon oreille, heureusement douée, accrocha la note et j’entrais à point nommé aux accents de « Troisième secrétaire du Maî-tre… » terminant le quatrain, assis dans un fauteuil comme il était prévu. Mon voisin le plus proche me glissa entre les dents un encourageant « Très bien », alors même que Doris faisait son entrée en précisant : « Moi qui suis le fils du Maî-tre… ».

                La glace était rompue et mon siège ébranlé par une chute sans douceur. Presqu’aussitôt commençait une scène de comédie où les quatre jeunes personnages parlaient « métier ». S’adressant à moi, Doris me demanda des précisions sur la « Grosse » de l’affaire Lamouroux. Ravi de connaître mon texte, je m’apprêtais à embrayer, lorsque soudain le voile tragique du trou de mémoire égara mon œil et fit trembler mes jambes. Dans ces cas-là, le silence paraît sans fin et l’impression est des plus pénibles. Me sortant avec à propos de l’impasse, je fis du coup ma première (et ô combien involontaire) vacherie en scène. Me tournant vers le second secrétaire, je répliquais à Doris : « Dick est plus au courant que moi, il va t’en parler. »

                Je pensais avec juste raison, que le dit-camarade ayant beaucoup joué la pièce serait en mesure de sauver la situation. Une épingle dans les fesses ne lui aurait pas fait plus d’effet. Ses yeux s’arrondirent, tandis que les miens s’apaisaient et ce fut lui, le pauvre, qui donna l’impression de n’avoir pas appris son texte. L’incident se termina rapidement, Doris ayant changé de sujet. Le camarade me remercia vivement pour mon initiative… et je dus passer pendant quelques jours pour un dégoûtant personnage, doublé d’un « amateur » (ce dernier point, des plus péjoratifs dans le métier, était en somme assez exact).



                Le succès de Rien qu’un baiser, qui durait depuis plusieurs mois, ne se prolongea guère plus de six semaines après mon engagement. Il est bon de préciser qu’une opérette à grand spectacle, Feux du ciel, guettait la scène du Théâtre Pigalle pour y dérouler ses fastes. L’auteur en était Jean Tranchant, l’une des vedettes Elvire Popesco, et le metteur en scène Pasquali. Je me suis laissé dire que les capitaux disponibles pour les producteurs de ce spectacle étaient énormes. Comme il fallait bien justifier un arrêt de Rien qu’un baiser, un discret sabotage de nos recettes paraissait une bonne idée. J’ai eu, par deux spectateurs amis, le récit de l’un des moyens employés. Se présentant à la caisse pour y acheter deux billets à plein tarif, ils s’entendirent proposer par une guichetière deux places à tarif réduit pour les fauteuils d’orchestre. Ravis… mais surpris, ils réalisèrent donc une économie qui, répercutée sur de nombreux autres clients, se traduisit très vite par une baisse rapide de nos moyennes hebdomadaires.

                Il s’agissait pour moi (et cela est toujours le cas dans ce métier) de penser à l’avenir. Ce sentiment perpétuel qu’a le comédien de repartir chaque fois à zéro. Cette incertitude du lendemain, à la fin d’un engagement, l’impression désagréable de se dire qu’il n’y a aucune raison pour que quelqu’un vous propose un nouveau contrat, en un mot, l’angoisse qui vous étreint au bon ou au mauvais moment de votre carrière, tous ces éléments procurent, je crois, le piment qui excite ou décourage la vocation.

                M’étant renseigné sur place des possibilités de faire partie de la distribution suivante, j’obtins le jour et l’heure d’une audition devant Fred Pasquali. Dans ma candeur naïve, je ne comprenais pas pourquoi, ayant prouvé les capacités dans ce théâtre, il me fallait subir un test parfaitement inutile à mes yeux. Las, j’appris pour la circonstance le tango de Rose de France, sans pouvoir dire ici ce qui a guidé mon choix. Le jour de l’audition arriva. Convoqué à 14h, je me présentai dans mon théâtre avec ma partition et mon trac. Il y avait une pianiste, deux garçons pour la même discipline que moi et une danseuse. Nous eûmes le temps de répéter nos airs plusieurs fois car Pasquali nous laissa dans les affres jusqu’à 16h30 environ. Je garde de cette journée un souvenir peu agréable et j’ai eu bien des fois l’occasion depuis, de dire à Fred combien il avait été abominable avec les malheureux postulants. Je me suis contenté de lui raconter ces moments totalement sortis de sa mémoire.

                Il entra donc en trombe dans le studio de répétitions, suivi d’un monsieur dont j’ignore encore le nom. Fort en retard, le petit bonhomme (qui a toujours l’air d’être monté sur des ressorts) se posa sur une chaise, lançant à la cantonade avec un petit air sarcastique :

« J’espère que vous avez eu le temps de répéter et que vous êtes au point. Première personne, M. Untel ».

L’intéressé se leva. Il tremblait autant que la partition entre ses mains, ce qui mit tout le monde mal à l’aise.

« -Vous allez nous chanter… ? 

-La Veuve joyeuse.

-Je vous écoute. » (Phrase toute relative, car Pasquali poursuivait à voix basse, avec celui qui l’accompagnait, une conversation à bâtons rompus).

                Le malheureux attaqua « Heure exquise, qui nous grise lentement » avec une voix complètement coincée. Je me sentais de plus en plus à l’aise, prenant l’attitude du monsieur qui n’est pas là. A mi-parcours, Pasquali se retourne vers le candidat en lui lançant :

« Merci Monsieur. Mettez-vous à gauche. Suivant, Melle Machin ! »

                C’était au tour de la danseuse qui attaqua avec vigueur sur un rythme de valse. Il fallait bien, cette fois, regarder pour juger. Pasquali interrompit les ébats de la jeune fille :

« Recommencez-moi ça, en vous donnant un peu plus de mal. J’aimerais quelques entrechats supplémentaires ».

                Après nouvelle exécution, ce fut la phrase rituelle :

« Merci Mademoiselle. Mettez-vous à gauche. Suivant, M. Dumat »

                Après m’être précipité auprès de la pianiste, en me raclant la gorge, j’entrai dans le vif du sujet « Dis-lui, Rose de France, qu’elle est ma joie, mon bonheur… ». Je sentais bien, malgré tout mon désir, une énorme difficulté à assurer une sonorité correcte. « Dis-lui, Reine des fleurs, qu’elle emporte mon cœur… ». Puis, ce fut le miracle. Voyant que le metteur en scène parlait à son acolyte, sans me regarder, je me décoinçais, libérant de belles envolées lyriques. On me laissa finir mon morceau. « Merci Monsieur, mettez-vous à droite. Suivant, M. Tartempion »

                Le dernier candidat poussa sa chansonnette en détonnant complètement et fut envoyé avec les autres. Après quoi, Pasquali invita tous ceux qui avaient été mis à sa gauche à s’en aller. Se tournant vers moi, le seul à la droite de Dieu, il me pria, sur un ton soudain mielleux, de le suivre. Mon cœur battait la chamade. Décidément, j’étais fait pour ce métier…

                Assis derrière un immense bureau, Fred entama le dialogue :

« -Au début, votre voix ne m’a ab-so-lu-ment pas intéressé, puis elle a peu à peu pris de l’ampleur et de la chaleur…

-Bien sûr, vous ne me regardiez plus ! »

                Petit rire nasillard et forcé de mon bourreau, puis…

« Bref, j’ai encore besoin de choristes et je vous engage à 2000 francs par mois. »

                Après un long silence déçu, je me hasardais :

« -Il n’y a pas de petits rôles ?

-Non, Monsieur Dumat, les chœurs.

-C’est que je viens de jouer un rôle où je gagnais plus et où on a été content de moi.

-C’est possible, M. Dumat, je vous offre 2000 francs pour les ensembles.

-Oui, mais vous comprenez, dans la vie il faut s’élever, et là je rétrograde.

-Je n’y peux rien. Alors, qu’est-ce que vous décidez ? »

                Voyant l’impatience naissante de mon interlocuteur, je sortis tout à trac :

« Laissez-moi réfléchir, il faut que j’en parle à Maman ! »

                Ce fut à son tour d’être surpris… « Ecoutez… heu… j’ai beaucoup de travail, les répétitions sont commencées, je vous donne 48 heures pas plus, parce que je n’ai plus de temps à perdre. »

                Ma demande de réflexion, qui peut paraître bizarre de la part de quelqu’un en mal d’engagement, était motivée par la déception autant que par le désespoir de penser qu’il me faudrait bien accepter l’emploi proposé. Je pris congé, avec la fierté d’avoir sauvé l’honneur dans un inutile combat d’arrière-garde.



                Je ne devais plus remettre les pieds au Théâtre Pigalle et je voudrais dissiper un doute le concernant : ce n’est pas parce que j’y fis mes débuts qu’il est devenu aujourd’hui un garage !!! Construit, je crois, par les Rothschild, cet édifice était indiscutablement très confortable mais ses boiseries foncées lui conféraient une indéfinissable tristesse. Côté scénique, il n’avait rien à envier au Châtelet. 30 mètres séparaient les cintres des sous-sols. Deux plateaux superposés (dont l’un tournant) pouvaient monter, descendre, reculer, se superposer ou se mélanger. Bref, l’ingéniosité de la machinerie était aussi célèbre que les pannes qui l’affectaient. Mais alors, direz-vous, il a eu l’inconscience de refuser Feux du ciel ? Eh bien, oui. Cela avant l’expiration du délai de 48 heures qui m’était imparti et grâce à une bonne étoile qui avait encore le nom de M. Hilbert, l’ami qui m’avait fait engager au Pigalle. Celui-ci venait d’apprendre par une camarade de la troupe, la brusque maladie d’un acteur important (important par les rôles qu’il jouait) au sein des tournées Bernard Dupré. Il s’agissait d’interpréter le Père des Deux gosses et l’avocat de La Porteuse de Pain. Situation grave si l’on sait que la tournée débutait… dans trois jours. « Si tu te sens capable d’apprendre les deux pièces dans les délais, appelle tel numéro » me dit Maurice.

                Ma belle inconscience aidant, il ne se passa que quelques minutes avant que la sonnerie du téléphone retentisse chez Bernard Dupré. Je me rendis ensuite chez lui. Charmant, mais atterré par mes 18 ans. J’étais évidemment bien loin de l’âge du rôle, mais ne s’agissait-il pas encore de sauver la situation. Il m’offrit 100 francs de cachet et autant de défraiement, me confia les brochures en me suppliant d’apprendre au plus vite les rôles et de me trouver le lendemain à 14 heures dans un studio du boulevard de Strasbourg pour y répéter, à la hâte avec une troupe déjà prête au départ.

                J’avais, à l’époque, une mémoire presque photographique qui me permettait presque de retenir une page après l’avoir lue deux ou trois fois, mais je dois avouer que les textes de Mrs P. de Courcelles puis J. Dornay et X. de Montépin n’avaient que peu de rapport avec ce que l’on dit dans la vie courante. Je passai la fin de la journée et toute la nuit le nez dans les brochures, me retrouvant au petit jour, avec la tête vide et les yeux bouffis, entouré de ces maudits mégots dont on croit qu’ils vous ont aidé. Un petit roupillon pour permettre aux phrases de se caser dans la tête, un déjeuner simple (ce qui était facile à l’époque) et je me trouvais à deux heures à la répétition. Je fus accueilli par le directeur, l’administrateur-acteur de la troupe (un grand gaillard sympathique) et une douzaine de comédiens aussi célèbres que moi. Je sentis, à ma vue, un vent de surprise, une certaine compassion, le doute sur mes possibilités et la résignation en face du malheureux jeune homme, visiblement inapte à leur éviter le chômage.

                Après une rapide présentation, la mise en place commença. On ne travailla, bien sûr, que mes scènes. Avec courage, j’avais fermé mes brochures, ânonnant un texte tout frais qui, néanmoins, sortait presque dans l’ordre, au grand étonnement de chacun. L’optimisme renaissait à la ronde. En fin de journée, le directeur me demanda si « vraiment, je n’avais jamais joué De Kerlor » ?

« -Je vous jure, Monsieur, que je n’ai jamais, à mon âge, joué le Père dans Les Deux Gosses !

-Qu’est-ce que vous faisiez avant de faire du théâtre ?

-Je vendais des chaussures. »

                Me frappant sur l’épaule et prenant à témoin les autres acteurs, il me lança alors sentencieusement :

« Ca aurait été dommage que vous continuiez à vendre des chaussures ! »

                Une bouffée de fierté embua mes yeux. Décidément, je suis doué pour ça ! Il n’est pas possible que tout le monde me mente ! (Réflexion toujours valable par la suite). Quelle chance d’exercer, avec un certain bonheur, ce pour quoi l’on est fait.

                La soirée passa à consolider la mise en bouche de mes textes et le lendemain vit une autre séance de travail sur la mise en scène. Le départ, ne l’oublions pas, était pour le jour suivant : 5 septembre 1943. J’avais été tellement absorbé par mon labeur, que je ne connaissais rien d’autre que mon cachet. Je sus donc que la première série de représentations s’étalait jusqu’au 24 octobre (série renouvelable en novembre, avec adduction de deux autres mélodrames) que les voyages s’effectuaient par le train et que notre première avait lieu à… Marseille.

« -Marseille ? dis-je avec une nuance d’orgueil.

-Oui. 8h50 gare du Nord et changement à Beauvais, précisa l’administrateur Robert Houlvigne. »

                J’eus quelques secondes d’indéfinissable flottement, avant de m’entendre dire :

« -Nous commençons souvent par Marseille-en-Beauvaisis, vous verrez, c’est un excellent rodage.

-Oui, bien sûr, suis-je bête, Marseille c’était trop ! »

                D’ailleurs, je me rendis compte par la suite que les grandes villes étaient réservées aux jours de relâche ! Ainsi nous écumâmes littéralement la Seine-Maritime (celle qui n’a pas supporté d’être inférieure !) et le centre de repos en était le chef-lieu : Rouen.



(A suivre...) 


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios 







 

Joyeux anniversaire Claudine Meunier!

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Voix chantée de Madeleine dans Les Parapluies de Cherbourg (1964) et d’Esther dans Les Demoiselles de Rochefort (1967), membre des Swingle Singers et des Double Six, Claudine Meunier est certainement l’une des plus jolies –mais aussi les plus discrètes- voix des années 60-70. Elle a fêté hier ses 88 ans. L’occasion pour moi de vous présenter en quelques mots son parcours…


Claudine Barge naît le 26 avril 1926. Son père est artisan émailleur-chromeur et joue du violon en amateur. Il commence à lui apprendre le violon mais c’est surtout vers le chant que Claudine s’oriente. A neuf ans, elle est déjà un phénomène vocal, et enchaîne les concours –notamment les radios crochets- où elle reçoit de nombreux prix. Puis elle intègre vers l’âge de douze ans un chœur d’enfants, Les Petits Chanteurs d’Opéra, qui se produit régulièrement sur les scènes parisiennes. « Je me souviens qu’en 1941 on devait chanter au cinéma Le Paramount qui à cette époque-là faisait attraction comme dans les grands cinémas et je devais chanter l’air de la poupée des Contes d’Hoffmann et on nous a interdit cet air-là car Offenbach était juif. Donc j’avais chanté à la place l’air des clochettes de Lakmé, car j’étais une soprano colorature étant enfant. » 


Pendant la guerre, Claudine achète des disques du Hot Club de France et se passionne pour le jazz. Après guerre, elle chante dans des clubs de jazz et devient la chanteuse d’un orchestre amateur (qui joue dans des dancings comme le Coliséum), où elle fait la connaissance de son mari, André Meunier qu’elle épousera en 1950. Celui-ci ne souhaitant pas qu’elle suive cette carrière, elle arrête pendant deux ans, avant qu’un ami lui propose qu’elle remplace la chanteuse du « Chalet du Lac » au Bois de Vincennes. Elle devient ensuite chanteuse d’orchestre professionnelle. C’est là qu’elle rencontre le musicien, arrangeur et chanteur Jean Mercadier. « Comme il a vu que j’étais bonne musicienne et que je lisais très bien la musique il m’a demandé si je pouvais faire à l’occasion des séances d’enregistrement comme choriste. J’ai commencé à faire du studio comme ça, en 1956-1957. La première séance que j’ai faite était je crois au Théâtre des Ambassadeurs pour Line Renaud. Puis j’ai enregistré la musique d’un film avec Zizi Jeanmaire, « Folies bergères » si mes souvenirs sont bons ». 


Michel Legrand
1955-1956, c’est l’explosion de deux modes en France : les groupes vocaux (inspirés des groupes de jazz vocal américains) et les chœurs « non-lyriques » pour accompagner des chanteurs de variété (Edith Piaf, Luis Mariano, Charles Trénet, etc. étant jusqu’à présent accompagnés uniquement de chanteurs lyriques, comme ceux du Chœur Marguerite Murcier ou du Choeur Raymond Saint-Paul). Les protagonistes de ces deux modes sont les mêmes, à savoir les arrangeurs modernes des années 50 souvent issus du jazz (Michel Legrand, Christian Chevallier, Jean Mercadier, etc.) et les jeunes choristes de l’époque (Christiane Legrand, Janine de Waleyne, Ward Swingle, etc.).


Claudine Meunier en scopitones
Richard Anthony: Fiche le camp Jack
avec Richard Anthony et Monique Aldebert (soliste), Margaret Hélian, Alice Hérald, Rita Castel et Claudine Meunier
Jacques Hélian: Chi Chi Honolulu
avec Jacques Hélian et son orchestre et Vasso Marco (soliste), Georges Bessières, un membre du trio Raisner, chanteuse non identifiée, Margaret Hélian et Claudine Meunier (soliste)
Les JMS: Papa aime maman
avec Louis Aldebert, Jacques Denjean, Claude Germain, Claire Leclerc, Claudine Meunier, Rita Castel et Geneviève Roblot
 

Pour ce qui est des groupes vocaux, Claudine Meunier intègre les Blues Stars of France (groupe créé quelques années plus tôt par la chanteuse américaine Blossom Dearie) constitué de trois hommes et trois femmes : en alternance Jean Mercadier, Henry Tallourd, Roger Guerin, Christian Chevallier, et deux autres chanteurs chez les hommes, et Nadine Young, Mimi Perrin, Rita Castel, la canadienne Stevie Wise, etc. chez les femmes. Le groupe est considéré par les spécialistes comme le premier groupe de jazz vocal français. Un soir il chante au Sporting Club de Monaco, avec Franck Sinatra en vedette. « On s’est dit « On va se faire dédicacer des photos en coulisses! », mais tu parles, il n’était pas du tout en coulisses, il était en train de dîner avec le prince et la princesse et quand ça a été son tour  il est monté en sautant sur scène une cigarette à la main et il a chanté. On avait discrètement assisté à la répétition. Il m’avait fait une impression terrible, il dégageait vraiment quelque chose. C'était Eddie Barclay qui devait diriger l’orchestre qui l’accompagnait, et finalement Quincy Jones (à l’époque directeur artistique chez Barclay, ndlr) l'a remplacé. »
 

Ensuite, elle fait partie de la deuxième équipe des « Hélianes », le trio de choristes de l’orchestre Jacques Hélian, aux côtés d’Alice Herald et Margaret Hélian. Elle intègre aussi les vingt-quatre choristes des Barclay (où elle travaille enfin directement avec Christiane Legrand, après l’avoir remplacée dans les Blue Stars et les Hélianes) et le JMS, groupe vocal de l’orchestre Jo Moutet.


The Swingle Singers (1er disque)
Puis ce seront les Double Six et les Swingle Singers, deux groupes vocaux de légende créés respectivement par Mimi Perrin et Ward Swingle. « Ward Swingle a commencé comme pianiste de Zizi Jeanmaire puis choriste. C’est en nous connaissant dans les studios qu’il a demandé à plusieurs d’entre nous de rejoindre les Swingle Singers quand il a été question de faire des disques. La paternité du concept du groupe (adapter des œuvres instrumentales classiques en jazz vocal, ndlr) est assez floue : Jean-Claude Briodin aurait soufflé l’idée à Ward en découvrant l’album « Play Bach » de Jacques Loussier, mais Ward dit de son côté qu’il en avait déjà eu l’idée alors qu’il était encore à l’université aux Etats-Unis. Bref, j’ai fait les deux premiers disques des Swingle (Jazz Sébastien Bach) et en même temps je faisais partie avec Jean-Claude Briodin des Double Six. Quand il a été question que les Swingle fassent de la scène ce qui n’était pas du tout prévu au départ il a fallu choisir entre les deux groupes, et Jean-Claude et moi avons choisi les Double Six que je préférais. Mais j’ai vite déchanté car on n’a pas fait grand-chose : Mimi Perrin avait des problèmes de santé et n’avait pas non plus envie de trop travailler. Travailler et répéter énormément uniquement pour faire un enregistrement ou un petit concert de temps en temps,  c’était beaucoup trop d’efforts pour rien. Au bout d’un an, voyant qu’on n’arrivait pas à travailler correctement je suis revenue chez les Swingle en remplaçant Anne Germain qui était sur le départ. Il n’y a donc qu’un disque des Swingle que je n’ai pas fait c’est celui sur Mozart. Ce n’est pas grave, par contre j’ai raté la tournée des Swingle aux Etats Unis pour la campagne de Lyndon Johnson! Je regrette car ça valait le coup… Un concert à la Maison-Blanche on ne le fait pas deux fois dans sa vie. »

Claudine Meunier soliste dans des groupes vocaux
The Blue Stars of France: Summertime (1958)
avec deux chanteurs non identifiés, Jean Mercadier (soliste), Rita Castel, Claudine Meunier (soliste) et Mimi Perrin
Les Double Six: Tickle Toe (1962)
avec Claudine Meunier (soliste), Eddy Louiss (soliste), Ward Swingle, Jean-Claude Briodin, Claude Germain et Mimi Perrin
The Swingle Singers: Sevilla n°3 op. 47 (1967)
avec Claudine Meunier (soliste), Hélène Devos, Jeanette Baucomont, Christiane Legrand, Jean Cussac, José Germain, 
Jo Noves et Ward Swingle
The Swingle Singers: Concerto d'Aranjuez (1970)
avec Claudine Meunier (soliste), Hélène Devos, Nicole Darde, Christiane Legrand (soliste), Jean Cussac, Ward Swingle, 
Jo Noves (soliste) et José Germain
  
Les Swingle Singers connaissant une grande renommée internationale (couronnée par plusieurs Grammy Awards), ils font plusieurs tournées en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du sud, en Asie. « On a chanté plusieurs fois au Japon, le public était particulier, n’applaudissait pas pendant le spectacle. La troisième fois qu’on y est allé c’était pour l’exposition universelle à Osaka en 1970. On chantait dans une salle de concert et en même temps que nous il y avait les Chicago qui passaient dans plusieurs salles. Après notre prestation j’étais allée avec Hélène Devos et Nicole Darde les voir en concert, on était resté en coulisses et là ce n’était pas du tout la même ambiance dans la salle. Nous c’étaient trois applaudissements et eux c’était la folie. On y est allé deux soirs de suite et on s’est régalé. »


Swingle Singers et Modern Jazz Quartet
Les Swingle Singers travaillent avec les plus grands artistes du jazz, notamment le Modern Jazz Quartet avec qui ils enregistrent le disque Place Vendôme, mais aussi Duke Ellington qu’ils accompagnent à l’église Saint-Sulpice dans un oratorio de sa composition. « La musique était belle  mais on n’a eu aucun contact avec Ellington. On a répété sous sa direction, chanté, fait une télévision mais il ne nous a jamais adressé la parole, alors qu’on était quand même un groupe connu. Et en admettant qu’il ne souhaitait pas s’adresser aux choristes, il aurait pu discuter avec Ward, le chef du groupe, qui  en plus était américain, mais même pas. Même les musiciens n’échangeaient pas entre eux, ils étaient fâchés les uns et les autres. »


Le contact passe mieux avec le grand chef d’orchestre et compositeur Leonard Bernstein. « On était  bons copains, on a fait plusieurs soirées où il était là, très sympa. On avait fait le Sinfonia de Luciano Berio, Bernstein n’avait pas voulu diriger mais il était là, et on l’a refait une autre fois avec lui. Il avait un humour assez féroce mais c’était de l’humour plus qu’autre chose. Il appelait les cuivres les « junkies » ».


Les Swingle Singers créent d’autres pièces musicales de Berio, une écriture très « contemporaine ». « Berio nous a fait créer plusieurs trucs dont un au Carnegie Hall qui a été une horreur. On s’est fait siffler, c’était je crois la pire journée de ma vie. On est rentré à l’hôtel complètement catastrophé. »


Le disque des Swingle que Claudine préfère est certainement celui sur les mélodies espagnoles qui contient le superbe concerto d’Aranjuez dans lequel elle a une jolie partition soliste avec Christiane Legrand.


Claudine fera partie plus tard d’autres groupes vocaux comme Les Masques (avec Claude Germain, José Bartel, etc.) ou Quire (avec Christiane Legrand, José Germain et Michel Barouille). On retrouve à chaque fois dans ces groupes les mêmes chanteurs, souvent interchangeables. « Je ne comprends pas qu’on ait autant de mal à garder les mêmes chanteurs dans un groupe, ça m’a toujours suffoqué. Il n’y a que chez les Swingle où il y a eu assez peu de changements en définitive… ».


Janine de Waleyne
Parallèlement aux groupes vocaux, Claudine Meunier fait partie des chœurs de plusieurs chanteurs en studio ou sur scène. Les chœurs sont à l’époque principalement convoqués par Christiane Legrand et Janine de Waleyne (intermédiaires entre les arrangeurs et les choristes) et constitués des mêmes chanteurs que ceux des groupes vocaux. « Janine avait fait partie de la première équipe des Blue Stars avec Blossom Dearie, Christian Chevallier, Christiane Legrand, et le couple Nadine Young – Jean Mercadier. Elle avait une voix formidable, on l’entend dans les chansons de Brel ou de Léo Ferré. C’était une fille qui osait faire les choses, même si elle n’était pas un tempérament jazzy, elle y allait ! Lorsqu’on a commencé à faire des chœurs vers 1955-1956, elle nous a dit « on va en profiter, mais je ne pense pas que ça durera plus de deux ou trois ans ». Et finalement la grande époque des chœurs a duré bien plus longtemps. Janine avait également un caractère épouvantable, ses convocations dépendaient beaucoup de son humeur et de ce qu’on pouvait proposer comme renvoi d’ascenseur. Si j’avais le malheur de m’acheter une nouvelle robe elle ne me faisait pas travailler pendant un mois (rires) ! Le métier de « requin de studio » est impitoyable. Quand on était en tournée  avec les Swingle et qu’un arrangeur demandait « J’aimerais avoir untel et untel » il y avait toujours quelqu’un pour dire « Ils sont en tournée » c’était toujours facile de dire ça. Il y avait donc une part de copinage mais tout en gardant une grande qualité. »


Jean-Claude Briodin et Claudine Meunier chantent à l’Olympia pendant trois mois avec les Double six une chanson par soir. « Du coup on nous avait demandé de convoquer les chœurs des chanteurs qui passaient après nous en vedettes : Richard Anthony, Françoise Hardy, Dionne Warwick, Sacha Distel, Dalida, Gilbert Bécaud. Donc à ce moment-là on a fait beaucoup de séances d’enregistrement tous les deux, car on avait quelque chose à donner en échange ! (rires) ». Elle accompagne Richard Anthony et d’autres artistes avec un autre groupe vocal, Les Angels, en remplaçant Janine de Waleyne suite à une fâcherie entre Janine et l’arrangeur Christian Chevallier. Jeanette Baucomont, Christiane Legrand, Claire Leclerc, Louis Aldebert, Jean-Claude Briodin et d’autres faisaient partie de ce groupe.


Gilbert Bécaud dirigeant les choristes Vincent Munro, Jean-Claude Briodin, Pierrette Bargoin, Claudine Meunier, Géraldine Gogly et Frédérique Gegenbach (Grand échiquier, 1974)
Claudine accompagne Léo Ferré pendant trois mois à l’ABC, et fait également une ou deux séances pour lui en studio. « C’était Jean-Michel Defaye qui faisait les arrangements, il engageait souvent Janine, donc tout dépendait de l’humeur du moment de Janine ». Elle accompagne également Edith Piaf pour son dernier Olympia. « Il y avait son dernier mari, Theo Sarapo, qui chantait avec elle « A quoi ça sert l’amour » et il la portait pratiquement sur scène car elle était très malade, ils s’embrassaient leurs médailles tous les deux, c’était à la fois risible et émouvant. »


A l’époque les chœurs étaient encore cachés en coulisse. « Il y a une chose qui m’a beaucoup frappée quand j’ai été voir le film « Cloclo » sur la vie de Claude François : c’est un détail mais à un moment on voit une séquence qui se passe à l’Olympia avec des choristes sur scène. C’est un anachronisme car à cette époque-là il n’y avait jamais de choristes sur scène. Je crois que c’est Gilbert Bécaud qui a commencé à mettre les chœurs en avant, mais derrière un tulle quand même. Je ne sais pas pourquoi on nous « cachait », on n’était pas plus moches que celles qu’on voit actuellement ! Quand j’ai commencé les grandes tournées des Swingle, j’ai fait moins d’Olympia, et c’est à ce moment-là qu’on a commencé à mettre des choristes sur scène, bien visibles. »


Cl. Meunier et Andy Williams
(Studio Hoche)
En studio et à la télévision (Le grand échiquier), Claudine accompagne justement Gilbert Bécaud (elle est la méchante voix accusatrice dans « L’orange »), Claude François pour ses premiers disques, le crooner américain Andy Williams, Claude Nougaro, Sheila, Virginia Vee, Petula Clark, Carlos, John William, Yves Simon, Graeme Allwright, Alan Stivell, etc. Elle fait peu de tournées (moins intéressantes artistiquement et financièrement que le travail en studio) pour des chanteurs, mais garde d’excellents souvenirs d’une en 1964 où elle accompagnait pendant un mois Sylvie Vartan avec ses copines Alice Herald et Margaret Hélian. 


Parmi les artistes avec qui elle apprécie le plus de travailler, Claudine nomme Sacha Distel mais relativise. « Les contacts avec les chanteurs solistes que nous accompagnions étaient limités car nous n’étions que des pions. A ce propos, Janine qui était très malade avait demandé à Jean-Claude Briodin qu’il fasse venir Gilbert Bécaud à son enterrement. Jean-Claude, qui avait travaillé tant de fois comme choriste pour Bécaud, avait dû passer par je ne sais combien d’intermédiaires pour arriver à le contacter. Il me disait que Janine ne se rendait pas compte que nous n’étions que des pions dans ce métier. »


Franck Pourcel
Claudine travaille de moins en moins à partir du milieu des années 70 car la mode a changé, et par conséquent les arrangeurs, la manière d’enregistrer, et les choristes aussi. Savoir déchiffrer rapidement une partition n’est plus un prérequis pour faire des séances en studio, on cherche plutôt de jeunes et jolies voix « dans le vent » adaptées à la pop de l’époque. « Je me souviens d’un chef d’orchestre comme Franck Pourcel qui était très exigent avec ses choristes. Quand il y avait quelqu’un qui ne lisait pas exactement ce qu’il y avait marqué il faisait un scandale. Je me suis dit que le métier avait vraiment changé quand je suis allée un jour au studio Pathé et que je l’ai vu en train d’apprendre la partition note par note aux choristes qui étaient là. La manière d’enregistrer avait aussi changé : on enregistrait maintenant section par section, ce qui devait coûter une fortune en heures de studio, alors que nous de notre temps on arrivait en studio, on nous mettait les partitions dans les mains, on avait cinq minutes pour la déchiffrer, et on enregistrait avec huit choristes et trente musiciens en même temps. Il fallait que tout se fasse vite, on faisait quatre titres dans une séance de trois heures. J’adorais faire des séances, parfois c’était vraiment minable, mais comme il y avait un orchestre entier on retrouvait des tas de gens, c’était marrant. En définitive dans ce métier ce sont les séances que je regrette le plus. J’ai fait des choses autrement intéressantes que ça, mais c’était surtout ça qui m’amusait.»


Ce travail d’équipe, Claudine l’aime à tel point qu’elle ne cherchera jamais à faire une carrière de soliste. « On est soliste ou choriste aussi par tempérament ». Seuls des soli parfois importants dans les groupes vocaux cités précédemment nous permettent d’apprécier sa voix à la fois douce, élégante et jazzy, mais aussi quelques doublages ou musiques de films.

Les Parapluies de Cherbourg (D. Licari, C. Legrand et C. Meunier)
Pour Les Parapluies de Cherbourg (1964), film entièrement chanté, elle fait la voix chantée de Madeleine, la deuxième compagne de Guy. Comme dans beaucoup de comédies musicales, la musique a été enregistrée avant le tournage. « Je faisais pratiquement tous les enregistrements de Michel Legrand à l’époque. Je ne me souviens plus s’il avait auditionné ou pas pour Les Parapluies. Je me rappelle un peu de l’enregistrement qui a eu lieu au Poste Parisien, 116 rue des Champs Elysées. Catherine Deneuve y assistait, elle avait vingt ans à l’époque, elle était ravissante. Il y avait aussi dans le studio une jeune comédienne de la Comédie-Française qui devait jouer le rôle de Madeleine. Mais comme il y a eu une coproduction avec l’Allemagne qui s’est décidée après l’enregistrement de la musique, ils ont imposé Ellen Farner pour le rôle. Quelques temps après je me souviens d’une soirée chez Michel Legrand, où il a fait écouter la bande entière à tous les chanteurs du film. Il y avait également une chanteuse que j’aimais beaucoup, Lucette Raillat, qui était l’épouse de Georges Blanès (voix de Marc Michel / Roland Cassard, ndlr)».


Trois ans plus tard, après des auditions chez Michel Legrand, elle fait partie de l’aventure des Demoiselles de Rochefort, en doublant Esther (incarnée par la danseuse Leslie North) dans la chanson "Marins, amis, amants ou maris". Les enregistrements se font cette fois-là au studio Davout.

Quelques années après, elle chante en soliste plusieurs chansons dans Le bateau sur l’herbe(1971), film de Gérard Brach avec une musique du contrebassiste et arrangeur François Rabbath (frère de Pierre Rabbath, chef de l’orchestre du Grand échiquier). « C’était très sympa, mais le film est passé complètement inaperçu, en tout cas de moi ! »

Claudine Meunier soliste dans des musiques de films ou doublages
Les Parapluies de Cherbourg (1964): La terrasse du café
avec les voix de José Bartel (Nino Castelnuovo/Guy) et Claudine Meunier (Ellen Farner/Madeleine)
Les Demoiselles de Rochefort (1967): Marins, amis, amants ou maris
avec les voix de Claudine Meunier (Leslie North/Esther), José Bartel (Grover Dale/Bill), Christiane Legrand (Pamela Hart/Judith), Romuald (George Chakiris/Etienne) et les choeurs (dont Jean Stout, Michel Legrand, etc.)
Dumbo (1941, redoublage de 1979): Mon tout petit
avec la voix de Claudine Meunier (Mme Dumbo) et les choeurs 


Claudine Meunier participe également à pas mal de doublages de films musicaux ou Disney (principalement pour Georges Tzipine et André Theurer), mais surtout en tant que choriste. On peut néanmoins l’entendre en soliste dans ce qui fait partie de mon « top cinq » personnel des plus belles interprétations de chansons Disney : « Mon tout petit », chanson de la mère de Dumbo dans le deuxième doublage du film éponyme effectué en novembre 1979. « Je ne me souviens plus du tout de la chanson en elle-même. Je crois que Jean Cussac venait tout juste de reprendre la direction musicale des Disney à la SPS. Je pense qu’il y avait Danielle Licari dans les choeurs. ». Claudine n’est pas créditée au générique, ni sur le disque. C’est justement en menant mon enquête pour retrouver qui doublait si merveilleusement cette chanson que j’ai été mis en contact avec elle grâce à mes amies choristes Jocelyne Lacaille (qui a reconnu la voix de Claudine) et Hélène Devos (ex-Swingle et Double Six). 


Claudine Meunier a pris assez tôt sa retraite. « J’ai perdu complètement ma voix. Parfois il sort un filet d’air mais pas grand-chose de plus. Si j’avais continué à travailler j’aurais essayé de corriger ça, de voir un orthophoniste. Mais ça ne me manque pas, je n’ai aucune nostalgie. »

Elle occupe son temps en faisant des patchworks, en allant très régulièrement au cinéma, en voyant beaucoup de DVD de films musicaux, en se mettant courageusement à l'ordinateur et internet, et en écoutant de la musique : « J’écoute surtout du jazz. Des big bands, des ensembles vocaux… et Franck Sinatra que j’admire énormément. »

BONUS 1: Interview des Swingle Singers par Roger Couderc en 1968
avec Ward Swingle, Christiane Legrand, Jeanette Baucomont, Hélène Devos, Claudine Meunier, Jean Cussac, José Germain et Daniel Humair 



BONUS 2: Quincy Jones retrouve en 1984 les Double Six de ses débuts
avec Jean-Claude Briodin, Claudine Meunier, Claude Germain, Mimi Perrin, Gilles Perrin et Quincy Jones



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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 1/6)

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Elle a prêté avec grand talent sa voix à Catherine Deneuve pour les chansons des Demoiselles de Rochefort et de Peau d’âne, interprété le générique de L’île aux enfants, fait partie des Swingle Singers (lauréats de plusieurs Grammy Awards), accompagné les plus grand artistes sur scène et en studio (Léo Ferré, Barbara, Charles Trénet, etc.). En plus d’être l’une des plus belles voix de ce métier, Anne Germain en est également par sa culture et sa mémoire un témoin passionné et passionnant. Rare en interview, elle a accepté de répondre à mes questions et de nous offrir ainsi ce bel entretien. 

Série d’entretiens réalisés entre le 16/02 et le 27/03/14.
Remerciements à mes fidèles amis et « partenaires de recherches » Gilles Hané, Greg Philip (blog Film Perdu), François Justamand (La Gazette du Doublage), Jean Letellier (Radio Enghien), Serge Elhaïk (France Musique) et Alaric Perrolier pour nos échanges d’informations, photos, disques, vidéos, etc.


Dans l’ombre des studios : Anne Germain, vous êtes née à Paris au printemps...

Pour paraphraser Céline dans Mort à crédit, « Je suis née en avril, c’est moi l’printemps » !

DLODS : Etes-vous issue d’une famille d’artistes ?

Pas de professionnels en tout cas. Papa n’était pas musicien. Maman, ses frères et sœurs avaient le goût et le sens du chant ; mon grand-père maternel avait une voix splendide, les gens venaient des villages éloignés pour l’écouter lorsqu’il chantait à la messe dans leur village d’Auvergne. Malheureusement, aucun d’eux n’a pu suivre d’études musicales.

Raymond Asso
Mes parents étaient hôteliers. Ils ont eu à diriger à Montmartre un joli hôtel avec jardin, assez rare à Paris. Je suis née là donc : Basque par papa, Auvergnate par maman et Montmartroise de naissance, le droit du sol, vous savez ? Beaucoup d’artistes ou écrivains y ont séjourné plus ou moins longtemps avant et après la guerre : Pierre Mac Orlan, Raymond Asso (ancien compagnon d’Edith Piaf, auteur des chansons « Mon Légionnaire », « Comme un petit coquelicot », etc.), Charles Trénet, Michel Simon, Frédéric Apcar –danseur et futur directeur du Dunes à Las Vegas qui y fit venir Line Renaud-. Après-guerre Dario Moreno qui nous empruntait notre piano –car je faisais du piano alors- et que le jeune Michel Legrand venait faire répéter –je n’aurais jamais imaginé qu’un jour je deviendrais son interprète !-, Robert Chauvigny aussi un remarquable pianiste accompagnateur d’Edith Piaf à qui je dois d’avoir travaillé le chant, Roger Corbeau grand photographe de plateau pour le cinéma. Nous avons donc été imprégnés très jeunes par cet esprit artiste.

DLODS : Vos parents écoutaient quels styles de musique ?

C’était surtout maman qui chantait des mélodies anciennes ou des airs d’opérettes : La veuve joyeuse, Le pays du sourire et autres. Le chant c’était un besoin vital mais ils n’avaient guère de loisirs pour écouter de la musique, trop cloués par le travail. Après la guerre nous avons eu enfin un tourne- disque. Avec mon grand frère qui était un fou de musique nous écoutions de tout. Une amie pianiste qui venait de Lyon prendre des cours avec de grands maîtres répétait chez nous et nous étions gorgés de fugues de Bach et d’études de Chopin ou Debussy.

Pendant la guerre, l’hôtel a été réquisitionné par l’armée allemande puis après sont venus les Américains : parmi les soldats certains étaient musiciens et avaient avec eux des petits albums de musique de variété jazzy. Quand ils ont entendu le piano ils ont demandé à maman la permission de l’utiliser. Ils nous ont fait découvrir « In the mood », « Chattanooga choo choo » et autres « Moonlight Serenade ». Mon frère et notre amie pianiste déchiffraient ces partitions.

Mon frère a ensuite fait une récolte de tous les disques 78 tours que l’on trouvait alors. Nous écoutions Duke Ellington, Fats Waller dont je « reproduisais » les morceaux d’oreille et aussi Dinu Lupatti ou Walter Gieseking pour le classique, en chant c’était Catherine Sauvage, les chansons de Prévert et Kosma, Piaf aussi bien que Victoria de los Angeles, Mouloudji et Mario Lanza ! Nous avons aussi découvert les groupes vocaux américains à cette époque. Mon frère et des copains de collège avaient formé un petit groupe vocal dès ce temps-là qui chantait alors des chansons traditionnelles françaises.


Glenn Miller : In the mood (1939)

DLODS : Comment s’appelait ce groupe ?

Un groupe vocal allemand d’avant-guerre qui reproduisait des instruments de musique dans certains titres les avait marqués : les Comedian Harmonists. Il y avait aussi Ray Ventura et ses Collégiens, ils se sont donc nommés les « Collégiens Harmonistes ». A la Libération il y a eu une explosion de nouveaux artistes, c’est l’époque de La Rose Rouge, du Lorientais, du Tabou, et autres caves. Mon frère et ses copains ont découvert Léo Ferré inconnu qui chantait chez Francis Claude au Quod-Libet, une cave rue du Pré-aux-Clercs, ces collégiens ont sympathisé avec eux, Ferré leur a confié quelques partitions et le groupe à commencer à les ajouter à leur répertoire. Certaines co-écrites avec Francis Claude sont hélas oubliées aujourd’hui : il y en a qui conviendraient bien à Bernard Lavilliers : « Regardez-les défiler », « Les métros vont, les métros viennent », « La Chambre », « La vie d’artiste », etc. Francis Claude a ensuite ouvert une autre « boîte » au Palais Royal, Le Milord l’Arsouille, où les garçons venaient chanter quand ils voulaient en « copains ». Ont débuté là Serge Gainsbourg –je ne me doutais pas qu’un jour je travaillerais pour lui en soliste pour son film Cannabis-, Claire Leclerc que j’ai retrouvée des années après dans les studios avec les Angels ou les Barclay, et Michèle Arnaud.

DLODS : Comment avez-vous intégré le groupe de votre frère ?


The Mills Brothers
J’ai remplacé un des garçons, le ténor qui ne pouvait plus venir répéter. Un groupe vocal nous avait beaucoup marqués après la guerre, c’étaient les Mills Brothers. C’étaient nos idoles avec le Golden Gate Quartet, mais pour chanter leurs titres ce n’était pas facile, on ne trouvait pas les partitions : j’aidais mon frère à relever d’oreille, quelle école ! Il y en a qui ont une bonne vue, moi c’était l’oreille ! Ensuite nous avons dévoré des negro-spirituals, un vrai bonheur de chanter ça, et naturellement tout a capella. J’avais seize ans à l’époque, c’est loin mais je n’ai pas oublié grand-chose ! En France et en Europe même à cette époque personne ne chantait ce répertoire. A Milord un soir nous avons été écoutés par le compositeur américain Vernon Duke (« Autumn in New York »). Il a dit à Francis Claude « C’est le meilleur groupe vocal que j’ai entendu en Europe !». C’est formidable car nous faisions ça par passion en plus des études et en complets amateurs. La musique et surtout chanter c’était un besoin vital dans notre ADN sans doute ! Nous avons fait un soir un très beau concert salle Gaveau avec la chorale « A cœur joie » en intermède. J’ai donc commencé très tôt dans le groupe vocal sans imaginer que j’allais bientôt être une professionnelle dans cette activité.

DLODS : Est-ce à cette époque que vous avez connu votre mari, le regretté compositeur, pianiste et chanteur Claude Germain ?

Un peu après, à dix-sept ans et demi, par un voisin qui était son ami depuis l’Ecole Supérieur de Musique. Claude quand je l‘ai connu était alors un pianiste et un musicien confirmé : harmonie, etc. Il était dans cette école avec le frère de cet ami qui fut le pianiste de Fernand Raynaud, et aussi Maurice Vander, le célèbre pianiste de jazz accompagnateur de Claude Nougaro, etc. Une pépinière de futurs musiciens de studios !

Quand j’ai connu mon mari, je chantais déjà tout ce que j’aimais sans me préoccuper si c’était mauvais pour ma voix. Les standards américains : Sarah Vaughan, Doris Day mon idole… Je chantais en m’accompagnant au piano avec les harmonies d’oreille. Un jour bien plus tard j’ai esquissé quelques notes en studio sur un super Steinway me croyant toute seule. Michel Legrand est sorti de la cabine à ce moment-là et m’a juste dit « Mais Anne, il faut travailler avec Nadia Boulanger ! » (sa grande prof et LA grande prof du Conservatoire). Bref, ce n’était pas mon destin sans doute !

Claude Germain
Bien avant les studios j’ai eu l’occasion d’être engagée dans l’orchestre dont Claude faisait partie. C’était un orchestre de danse. J’avais vingt ans et suis donc devenue professionnelle : débuts au Casino du Touquet qui était très élégant. Nous faisions l’hiver beaucoup de galas, des bals pas toujours splendides mais c’est le métier. Nous avons travaillé aussi tout un hiver dans le magnifique Casino d’hiver de Cannes, celui qui a été sacrifié pour l’horrible « bunker » d’aujourd’hui, puis aussi un été au Palm Beach, celui de Mélodie en sous-soldéglingué aussi aujourd’hui avec des machines à sous ! Là c’était avec un orchestre formé pour l’occasion par André Paquinet et Benny Vasseur, deux grands trombonistes et camarades de rêve, un très bon souvenir pour moi, mais pas de suite pour moi les années suivantes pour cause de bébé. C’est Bob Martin qui m’a remplacée. J’ai souvent travaillé avec André et Benny dans les studios à la belle époque où nous enregistrions tous ensemble ! C’est grâce à eux que j’ai fait mon tout premier enregistrement de chanson en 1958 au studio Barclay qui venait juste d’être construit. Trois titres : « Have you met Miss Jones », « Tout bas, tout bas » et « Small Hotel » pour un disque de leur orchestre, les Trombone Paraders. Belle époque car c’était beaucoup plus vivant que plus tard où l’on a commencé à enregistrer les uns après les autres, dans une ambiance de glace.


Anne Germain & The Trombone Paraders : Small Hotel (1958)
Tout premier enregistrement d'Anne Germain pour un disque, Jazz à la Fiesta restauré récemment par la BNF




DLODS : Nous n’avons pas parlé de votre formation. Vous avez eu comme professeur de chant une grande cantatrice, Ninon Vallin…


Oui elle m’a fait travailler quelques temps après la mort de mon premier prof mais ce n’était pas un bon professeur pour une débutante comme moi. Barbara Hendricks disait cela de l’immense Maria Callas, qu’elle n’était pas une bonne enseignante. C’est souvent le cas de très grands interprètes qui ne savent pas former les autres. Je devais présenter le concours d’entrée au Conservatoire et avais déjà auditionné devant un des profs qui suite à l’audition me voulait déjà dans sa classe. L’audition avait eu lieu au conservatoire devant ses élèves mais ma prof est morte et le choc m’a tellement cassée que je me suis sentie incapable de me préparer toute seule : trop peu entraînée encore. Quelques mois après, c’était la mort de maman !

Ninon Vallin
A propos de ma première professeur de chant, j’ai une anecdote : elle m’avait conseillé de prendre des leçons de claquettes –j’avais déjà pris des cours de danse plus jeune- car elle avait parmi ses élèves Francis Linel qui travaillait les claquettes dans un cours que fréquentaient beaucoup d’artistes. Il y avait là parfois Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Jean-Louis Tristan, le Trio Marny (harmonica), Suzanne Gabriello, etc. et un jeune très élégant dans son allure de danseur qui était la vedette du cours et qui était aussi apprenti comédien au Cours Simon, un autre très gentil et super timide comme moi, qu’à mon immense étonnement j’ai revu des années après passant au programme en vedette américaine à L’Alhambra ! Je l’avais perdu de vue depuis le cours de claquettes : c’était Raymond Devos ! Le si effacé, qui allait être en un rien de temps l’immense vedette de music-hall ! L’autre qui s’appelait alors Jean-Pierre Crochon est devenu célèbre aussi et s’est appelé Jean-Pierre Cassel. Je n’ai pas gardé de contacts avec eux car leur célébrité m’a paralysée. Je n’ai jamais osé aller trouver Raymond et lui rappeler les souvenirs du cours de Jacques Vernon, rue La Bruyère. Jean-Pierre je l’ai croisé quelques fois dans le métier au cours d’émissions de télé, mais il était alors trop connu. Il m’a reconnue pourtant et a toujours été sympa, mais nous n’avons pas eu d’autres contacts.


DLODS : Comment de chanteuse d’orchestre êtes-vous devenue choriste dans la variété ?


Par des camarades musiciens entrés avant moi dans ce circuit et qui m’ont introduite dans ce cercle très fermé des musiciens de studio appelés les « requins » d’ailleurs, c’est dire ! Il y avait déjà quelques groupes vocaux à peu près constitués comme les « Blue Stars » dans le style des groupes vocaux américains très à la mode dans les années 56, 57, etc. Il commençait aussi à y avoir beaucoup de séances d’enregistrement, ça a décuplé encore avec l’arrivée des yéyés. Merci à eux car de ce fait il y a eu beaucoup de travail. Les jeunes arrangeurs comme Michel Legrand avaient besoin de gens qui lisent très bien la musique, qui chantent juste mais surtout pas de voix lyriques. J’ai ainsi travaillé avec les meilleurs de ce métier, les Christiane Legrand, Janine de Waleyne, Mimi Perrin, Ward Swingle, Jean-Claude Briodin, etc. Quand Mimi a eu l’idée des « Double Six » elle a demandé à mon mari Claude d’intégrer le groupe après des essais non concluants avec d’autres, puis il y a eu les prestigieux « Swingle Singers ». Ces deux groupes ont obtenu les plus glorieuses récompenses, surtout aux Etats-Unis. Après l’orchestre j’étais dans la cour des grands ! Mais j’aimais quand même bien chanter en orchestre.


Pour lire la suite de l'entretien, vous pouvez cliquer ici.
(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 2/6)

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(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)





Anne Germain

Dans l’ombre des studios : Fin années 50 - début années 60, grand "boum" de l'industrie du disque: éclosion de nouveaux talents, avec ainsi énormément de travail pour les choristes et musiciens de studio qui enchaînent plusieurs séances d'enregistrement par jour, arrivent parfois au studio sans savoir pour qui ils vont jouer et doivent déchiffrer une partition en moins de cinq minutes. Vous souvenez-vous de la toute première séance de chœurs que vous avez faite ?

Oui, c’était pour Franck Pourcel et son grand orchestre : il y avait là une grande chorale. Les « groupes » dont je viens de parler faisaient une grève pour obtenir un cachet identique à celui des autres instrumentistes et correspondant à leur prestation de petit ensemble, travail exigeant beaucoup plus de perfection et de précision que dans un grand ensemble où les défauts ici ou là sont plus dissimulés. Alors un camarade m’avait envoyé là pour une première fois, que je découvre comment se passait une séance de studio. C’était pour Pathé-Marconi dans les studios du réalisateur Jean-Pierre Melville, rue Jenner. Ensuite j’ai continué petit à petit à faire ma place. Pour Hubert Rostaing chez Philips boulevard Blanqui qui n’existe plus, non plus que Barclay avenue Hoche et les autres.

DLODS : Quel est le premier chanteur que vous avez accompagné ?

Dans les tous premiers je me souviens d’Henri Salvador qui était chez Barclay, il ne se produisait pas encore. C’était donc avenue Hoche dans ces très beaux studios ; j’étais alors enceinte de ma seconde fille Isabelle qui allait quelques années plus tard chanter notamment dans Les Aristochats (1970). Plus tard un jour en séance Henri m’a dit « Pourquoi ne fais-tu pas un tour de chant ? Tu gagnerais beaucoup d’argent et tu pourrais te payer des servantes ! » (rires). C’est le temps où Eddie Barclay avait engagé un jeune arrangeur américain débutant, Quincy Jones, et nous avons travaillé avec lui souvent, notamment pour le chanteur américain Andy Williams, une belle voix de crooner et charmant. C’est le moment où sont vraiment nés les Double Six et où ils ont enregistré leur premier disque Meet Quincy Jones qui a estomaqué tout le monde par la qualité époustouflante de la performance. Gloire à eux dont tant sont aujourd’hui « over the rainbow » !


Henri Salvador et les Angels : Count Basie (1966)
Au centre: Henri Salvador. Choristes de gauche à droite: Jean-Claude Briodin, Louis Aldebert, Anne Germain, 
Danielle Licari, Bob Smart et Jacques Hendrix 

 

DLODS : Dans un Palmarès des Chansons en 1966, vous faites partie des Angels et accompagnez Henri Salvador dans « Count Basie ». L'arrangement des voix est superbe.

Oui, Anne-Marie Peysson nous a présentés comme étant les Angels –le groupe formé chez Pathé par Christian Chevallier qui d’ailleurs était au piano- mais ce soir-là, des Angels d’origine il n’y avait que Jean-Claude Briodin et Jacques Hendrix, mais j’avais pour ma part bien enregistré la chanson que nous interprétions en accompagnement d’Henri Salvador, le fameux « Basie » quelques temps plus tôt au mythique studio Charcot (disparu lui aussi). Nous avions alors réalisé l’exploit de « mettre en boîte » ce titre en vingt minutes pendant les quarts d’heure supplémentaires.  La séance avait été consacrée à des titres très « commerciaux » auxquels Jacqueline Salvador, épouse et productrice tenait davantage car cela avait « boosté » la carrière d’Henri, mais lui tenait particulièrement à ce titre car c’était du jazz et il se faisait plaisir, seulement les suppléments de cachets faisaient faire la grimace à Jacqueline (rires) : « Va pour faire ce dernier titre, mais vive vite ! ». Un exploit, mais il y avait une équipe plus qu’à la hauteur, Double Six et Swingle mélangés ! Cela dit, le soir de l’émission c’était tout aussi nickel, avec du « beau monde » : Danielle Licari, Jean-Claude Briodin, Bob Smart, Louis Aldebert et Jacques Hendrix.

DLODS : J’aimerais qu’on évoque maintenant quelques chanteurs en particulier…

Oh bigre, il ne faut pas que j’en oublie ! (rires)

DLODS : Léo Ferré…

Je l’ai accompagné pour la première fois à L’Alhambra fin 1961. Jean-Michel Defaye son magnifique arrangeur avait constitué une petite formation avec deux pianos (dont Paul Castanier, pianiste aveugle), une rythmique, un accordéon et douze choristes -six femmes et six hommes-, c’était superbement écrit pour les voix comme toujours avec Jean-Michel Defaye et il y avait une force émotionnelle encore plus forte qu’avec des cordes. C’était un spectacle inoubliable avec ces textes sublimes d’Aragon, de Ferré ou Jean-Roger Caussimon. L’une d’elle s’intitulait « la gueuse », c’est-à-dire la République. « T’as ton fichu qu’est tout fichu, la gueuse », et la femme de Léo dans un coin de la scène, assise sur un tabouret, tricotait une écharpe bleu blanc rouge qui s’allongeait chaque soir car elle tricotait pour de vrai. « Encore un mois et elle atteindra les premiers rangs d’orchestre ! » pensions-nous. Y a-t-il des gens qui s’en souviennent…

DLODS : Vous avez également accompagné un tout jeune débutant…

Un jour avec trois collègues nous sommes allées faire une séance pour un jeune dont on commençait à entendre beaucoup parler et qui allait bientôt « casser la baraque » comme on dit : Johnny Hallyday. Il était encore chez Vogue et avait à peine dix-neuf ans vers février 1962. Malgré son répertoire tonitruant il paraissait réservé, timide même. Nous avons eu l’occasion en 1965 de l’accompagner à l’Olympia avec l’orchestre de Jacques Denjean, avec Danielle Licari et Jackie Castan. Nous ne chantions pas le dernier titre du coup nous restions derrière le rideau du fond de scène pour le regarder car il était magnifique : vingt-deux ans ! C’était un phénomène de scène et il l’est resté toute sa longue carrière. Il a prouvé ensuite qu’il était aussi un très grand interprète avec une voix indestructible qu’il n’a pourtant pas ménagée ! Il faut l’entendre dans « L’hymne à l’amour » ou « Ne me quitte pas », il n’y a que lui qui pouvait rendre l’intensité émotionnelle de ces deux chansons avec cette authenticité et justesse. Inutile de vous dire combien je l’admire notre Johnny !

DLODS : A l’époque, pourquoi les choristes étaient-ils « cachés » dans les coulisses ?

Nous n’étions pas « cachés » dans les coulisses mais en retrait, juste au bord de la scène pour une question de prise de son : il n’y avait pas le matériel d’aujourd’hui permettant de « sortir » les voix au milieu des cuivres, de la rythmique et même des cordes, car à l’époque il y avait un orchestre permanent à l’Olympia avec des cordes.

 Sheila : Pamela (1967)
Choristes de g. à d. : Christiane Cour, Alice Herald, Anne Germain, Françoise Walle, 
Jacques Hendrix, Bernard Houdy, Claude et José Germain

 

DLODS : Dans les « yéyés », vous avez aussi beaucoup travaillé pour Sheila, pour qui vous avez même été responsable des chœurs…

Les tous premiers Sheila c’était Christiane Legrand qui convoquait les choeurs pour le chef d’orchestre Jean Claudric. Christiane était beaucoup plus connue que moi. Ensuite quand j’ai quitté les Swingle, Jean m’a demandé de convoquer mais vous savez, c’était tantôt l’un ou l’une. Claude Carrère, le producteur de Sheila, était très exalté, il croyait en son poulain ! En émission, il grimpait derrière les cameramen sur le marchepied de la caméra mobile pour suivre Sheila dans le moindre de ses déplacements et lui faire des grands signes, ce n’était pas l’idéal pour la concentration (rires) ! Pour les chœurs, il s’était entiché de la grande voix de basse de Jean Stout (la voix française chantée de Baloo dans Le Livre de la Jungle, ndlr) et le demandait avec insistance. Jean était un garçon grand et puissant, aussi Claude Carrère me disait « Amène-moi le bûcheron ! Amène-moi le bûcheron ! » (rires). Sheila était la plus charmante des yéyés, simple et naturelle, ne jouant jamais les stars. Une autre qui était aussi très gracieuse, c’était Mireille Mathieu.

DLODS : Vous avez aussi accompagné Claude François. Etait-il très dirigiste avec ses choristes ?

Avec nous, l’ancienne équipe, jamais. On l’a dit pour ceux d’après : orchestre, choristes, danseuses. Mais avec nous non, jamais désagréable ni méprisant au contraire. J’ai eu l’occasion de faire son dernier show à l’Empire et nous nous sommes envoyé des bises à travers le grand escalier roulant « -Alors tu chantes bien, hein, tout à l’heure ! » « -Evidemment Claude, comme toujours ! ». Il y avait Françoise Walle à côté de moi. C’est la dernière fois que nous lui avons parlé si sympathiquement car il est mort deux jours après. Oui il nous respectait bien car il savait que nous avions fait les Double Six et les Swingle Singers, donc autre chose que des « douwap douwap »!

DLODS : Sur quels titres l’avez-vous accompagné en studio?

« Belles, belles, belles», «  Marche tout droit », « Si j’avais un marteau », « Pauvre petite fille riche »,  « Le jouet extraordinaire », « Quand un bateau passe » (de Burt Bacharach), etc. Jusqu’à ce qu’il ait un groupe attitré, alors nous faisions seulement les séances où il fallait des voix en plus.

DLODS : Avez-vous accompagné des « grands anciens » de la génération de Charles Trénet ?

Oui j’ai eu le temps de travailler pour la dernière séance à ma connaissance de Maurice Chevalier avec Caravelli (pour CBS à Charcot), Tino Rossi dont nous avons fait aussi le dernier Casino de Paris plus un an de galas dans toute la France –ambiance super sympa avec de bons camarades- et dans le calme ! Charles Trénet, que nous avons accompagné pour son dernier Olympia avec Danielle Licari, Jackie Castan, Jean Stout et d’autres avec Roger Pouly au piano. Nous pensions qu’à la première il y aurait le Tout-Paris, tout le métier, que des « fans ». En effet ce fut du délire, un triomphe. Mais ce qui nous a « soufflés » c’est que les semaines suivantes avec du « vrai » public populaire ça a été pareil. Nous avons fait quelques années après un autre spectacle au Théâtre du Rond-Point, une sorte d’hommage, salle archi pleine et un maximum de jeunes. Lorsqu’il a chanté « Voulez-vous danser Marquise ? » c’était extraordinaire, il était déjà âgé mais quelle jeunesse, quelle fantaisie, quelle finesse, un talent sans doute inégalé. La salle était emballée comme je l’ai rarement vue.

J’ai également accompagné le charmant Jean Sablon, notre premier crooner ! J’ai un souvenir délicieux de ce « gentleman ». Nous étions allés répéter chez lui pour une émission de télévision où nous devions chanter « La chanson des rues ». Nous étions à l’image des passants qui s’attardaient autour du chanteur des rues justement comme cela se faisait dans le temps. Ensuite le chanteur vendait les petits formats, paroles et musique de la chanson. Aujourd’hui, plus de chanteurs de rues, ils sont remplacés par internet !

Sans quitter trop Jean Sablon, mon mari a travaillé pour Mireille qui fut sa partenaire autrefois. Claude avait été contacté par Michel Berger qui produisit son dernier disque avec entre autres « J’ai changé mon piano d’épaule », une très jolie chanson pleine d’une nostalgie délicate. Mon mari et Michel Berger s’entendaient très bien car tous deux discrets et bien élevés, en plus Claude écrivait super bien les cordes en particulier ce que Michel Berger appréciait beaucoup car il avait sa rythmique qui enregistrait à part.

DLODS : Jacques Brel avait peu de chœurs dans ses chansons, mais l’avez-vous accompagné par exemple dans « Les remparts de Varsovie » ?

Je ne crois pas, je m’en souviendrais ! Jacques Brel, quand même ! Par contre avec Janine de Waleyne nous avons fait « Rosa, rosa, rosam ».

DLODS : Et Gilbert Bécaud ?

Pour Gilbert Bécaud c’était Janine qui nous convoquait. Nous avons fait souvent ses spectacles à l’Olympia. Quel tour de chant ! Que de belles chansons tellement diverses  :« Seul sur son étoile » , « La vente aux enchères » avec le violoneux canadien Monsieur Pointu, « Dimanche à Orly », « L’important c’est la rose », « Les cerisiers sont blancs », et naturellement toutes les séances. On ne peut toutes les citer, aucune n’est médiocre. Une qui nous avait particulièrement frappés par son originalité –peut-être trop, et pas assez commerciale- et qui n’a pas eu de succès,  « Dieu est mort », sur des paroles de Pierre Delanoë. Tout va mal sur terre, les hommes ne savent pas quoi faire, alors il faut aller voir le bon Dieu pour lui demander des comptes. Et à la fin de la chanson les hommes arrivent dans un édifice où Dieu habite. « Ils suivirent de longs couloirs, un huissier en costume noir leur dit : "Messieurs vous venez tard, vous venez tard. Depuis ce matin à l'aurore, Dieu est mort." ». Image très frappante… C’est une chanson dure mais magnifique.


Gilbert Bécaud: Les cerisiers sont blancs (1968)
Choristes de g. à d. : Anne Germain, Danielle Licari et Jackie Castan 


DLODS : On vous voit dans des images d’archives accompagner Gilbert Bécaud à la télévision avec Danielle Licari et Jackie Castan dans la chanson « Les cerisiers sont blancs ». Il vous fait la « bébête qui monte » et semble avoir un petit faible pour vous !

C’était trop mignon, mais il a fait ça comme ça dans l’envol de l’interprétation –et parce que je me trouvais le plus proche de lui sur le plateau- et non pas à cause d’un « faible » pour moi ! Toutes ces vedettes nous aimaient bien tant qu’on faisait bien ce qu’elles attendaient de leurs accompagnateurs. Mais quand il leur prenait l’envie de changer d’équipe pour des questions de mode ils n’avaient plus beaucoup de sentiments !

DLODS : Vous avez également fait partie des choristes de « Charlie t’iras pas au paradis »…

Oui c’était avec Jean-Claude Petit devenu très à la mode par ses arrangements pour Julien Clerc (« La cavalerie », etc.) très réussis. Alors tout le monde l’a demandé. C’était un travail passionnant grâce à la diversité des artistes que nous accompagnions, malgré beaucoup de travail et la course d’un studio à l’autre.

DLODS : En dehors d’Andy Williams dont on parlait précédemment, avez-vous accompagné sur scène ou en studio des vedettes internationales ?

Lors du Midem à Cannes nous avons accompagné Tom Jones je crois bien. Il y a eu aussi un célèbre compositeur de musiques de films anglais, je pense John Barry, qui devait diriger le grand orchestre de Raymond Lefevre et interpréter un « pot-pourri » de tous les tubes de ses films. Il n’y avait pas eu de temps pour répéter ça, et nous avions une partition de deux mètres de large pliée en accordéon que l’on dépliait au fur et à mesure, le tout en déchiffrage à vue ! Heureusement que c’était avec deux très bonnes musiciennes et lectrices, Jackie Castan et Danielle Licari. Nous avons « assuré » comme on dit !

DLODS : Pensez-vous à d’autres personnalités ?

Hélas, j’ai « loupé » Frank Sinatra à Monte-Carlo, un grand gala où il était venu chanter pour son amie la princesse Grace et pour quoi était descendu le Grand orchestre d’Eddie Barclay avec à sa direction Quincy Jones qui travaillait pour Barclay à l’époque, plus des chœurs dont l’équipe des Double Six, mais je n’ai pas pu en faire partie pour cause de grossesse. Par contre, j’avais eu l’occasion de le rencontrer et même d’obtenir un autographe sur une partition de piano d’une chanson de son répertoire, « How about you », que je chantais quand j’étais chanteuse d’orchestre et dont mon mari avait relevé l’arrangement d’après le disque. C’était au Casino du Palm Beach à Cannes, avec l’orchestre de Benny Vasseur et André Paquinet dont je vous ai déjà parlé. Sinatra était venu en « client » mais l’entrée des jeux lui avait été interdite car il n’avait pas son passeport ! La loi était alors très stricte, Sinatra ou autre ! Il était assez furieux. Un maître d’hôtel nous avait prévenus de la « visite » de la star et je n’ai trouvé que cette partie de piano –ce dont mon mari avait eu l’idée géniale en l’absence de photo- pour essayer d’obtenir un autographe. Nous avons réussi avec le maître d’hôtel qui m’accompagnait à l’intercepter alors qu’il s’en retournait –très mécontent- entouré d’une équipe sortie d’un film de Coppola : nanas en direct de Las Vegas et gardes du corps du même style « pas tibulaires, mais presque » aurait dit Coluche !  Il m’a jaugée de la tête aux pieds d’un regard bleu et avenant comme de l’acier trempé, a jeté un regard intéressé tout de même sur la partition, l’a dédicacée quand même - mais juste sa signature, pas de « sincerely yours », rien !-  et est reparti sans me demander de la chanter ! Heureusement, mon Dieu ! Voilà ma grande rencontre avec Frankie (rires). Eh bien je préfère notre beau Johnny, y a pas photo comme on dit !

Je ne me suis pas retrouvée non plus dans les chœurs de Sammy Davis Jr quand il est venu à l’Olympia. Nous étions dans la salle cette fois avec ma famille. Un très grand souvenir d’un géant de la scène : chant, danse, mime, époustouflant !



Pour lire la suite de l'entretien, vous pouvez cliquer ici.
(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 3/6)

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Dans l’ombre des studios : Parlons maintenant de différentes expériences solistes que vous avez eues, à commencer par les duos que vous avez enregistrés, notamment « La jeune fille et le commissaire » !

Christian Chevallier qui avait composé la musique a pensé à moi pour donner la réplique à Hugues Aufray, c’était sa première épouse Vline Buggy la parolière entre autres de « Belles, belles, belles » qui en avait écrit le texte. Ca avait un petit côté « Parapluies de Cherbourg » romantique et dramatique très loin de « Santiano », ça n’a pas eu l’accueil mérité. On l’a enregistré de nuit dans les beaux studios Barclay de l’avenue Hoche, disparu lui aussi avec tous les autres : Philips, Pathé, Polydor, etc. comme dans la chanson de Gainsbourg : « disparus Brian Jones, Eddy Cochran, Janis Joplin, T-Rex, Elvis… ». Très triste quand même !

 Hugues Aufray et Anne Germain: La jeune fille et le commissaire (1968)


J’ai aussi enregistré un autre duo avec un partenaire célébrissime mais sans sa présence, donc un duo toute seule ! On m’a appris une fois enregistré qu’il s’agissait de Jean Gabin. Sans doute ne voulait-il personne à ses côtés. On m’a ensuite demandé d’enregistrer la version en anglais tout ça en minaudant à la façon Jane Birkin que sans doute les producteurs n’avaient pu s’offrir ! Dans ce disque c’est surtout le titre « Maintenant, je sais » qui a été la coqueluche des programmateurs en radio, dommage car « Maître Corbeau et Juliette Renard » est une chanson très jolie, et une version très originale de la fable. J’ai beaucoup aimé la chanter car c’est encore tout autre chose que Peau d’âne et les Demoiselles de Rochefort ou les Swingle ! Et puis on y entend un Jean Gabin tout en finesse et en malice loin de la nostalgie de l’autre chanson.

Il y a eu aussi quelques duos pour l’émission de radio de Jean-Christophe Averty Les cinglés du music-hall avec le grand Georges Rabol au piano : d’abord Bob Martin qui m’avait introduite dans l’émission, une fois avec Pierre Louki, et quelques fois avec le comédien récemment disparu Sacha Briquet qui chantait très bien.

DLODS : Contrairement à d’autres choristes, vous n’avez jamais eu peur de « transformer » votre voix…

J’ai sans doute malmené ma voix mais c’est parce que j’ai toujours donné priorité au style, au caractère et à l’esprit de la musique et du texte. Parfois j’ai un peu forcé et alors les cordes vocales en prennent un coup. Ou alors, après, il faut le repos vocal et refaire des exercices pour tout remettre en place, ce que je n’avais pas le loisir de faire. Mais changer ma voix ce n’était pas toujours dangereux quand ce n’était qu’une fois comme dans une émission de télé où j’ai « doublé » Dalida en faisant la seconde voix qu’elle avait chantée en studio pour son disque, mais qu’elle ne pouvait faire en direct sur le plateau. Son frère Orlando était épaté : « On aurait Dali ! On aurait dit Dali ! »(rires).

Par contre j’ai enregistré un jour une série de « covers » pour un copain et il y avait la chanson de Barbara Streisand « Woman in love » où elle « gueule » littéralement. Il a fallu la faire trois fois pour une histoire de réglage de son, alors là je me suis fait mal. J’avais recommencé à travailler ma voix avec une merveilleuse prof, Mme Decrait, la maman d’Eliane Victor de l’émission Les femmes aussi. Elle était furieuse ! « Ah, il va falloir tout recommencer ! ». C’est arrivé à de grands chanteurs ou chanteuses même du lyrique d’avoir des problèmes graves pour avoir forcé ou chanté sur la fatigue : polypes à opérer, rééducation, obligés de décommander des concerts ! Enfin, j’ai tout de même tenu assez longtemps malgré mes acrobaties et imprudences…

INEDIT EN CD: Jean Gabin et Anne Germain : There's no fool like an old fool (1974)
Pour écouter la chanson originale ("Maître Corbeau et Juliette Renard"), rendez-vous sur Bide et Musique


DLODS : Pouvez-vous me parler de ces reprises (« covers » dans le jargon du disque) dans lesquelles vous vous êtes formidablement imprégnée du style des interprètes originaux ?

J’en ai fait beaucoup. De l’«alimentaire » comme on dit, pour des maisons de disque comme Musidisc ou publicitaire comme Multitechnique qui avaient l’autorisation des producteurs d’origine de reprendre sur un seul 33 tours une sélection des « tubes » du moment : un Sheila, un Annie Cordy, un Dalida, un Mireille Mathieu, un Françoise Hardy… dont le titre de Michel Jonasz et Gabriel Yared « J’écoute de la musique saoule » qui comportait un solo du chanteur noir américain Arthur Simms que j’ai dû relever d’oreille là encore car personne n’avait mis sur partition son impro extraordinaire dans le style « funky ». C’était loin de « La Bonne du Curé » (rires) ! J’ai aussi fait Donna Summer « Love me… baby » et « Lady Marmelade ». Chez les garçons qui faisaient des covers il y avait aussi des presque vedettes dont Georges Blanès et un qui allait composer le « tube » du siècle un peu plus tard, Jacques Revaux avec « Comme d’habitude » (« My way » par la grâce de Paul Anka). Il a abandonné alors très vite les « covers » et est aussi devenu producteur de Michel Sardou, quel destin !

DLODS : N’avez-vous pas eu l’opportunité à un moment ou à un autre de suivre une carrière de soliste ?

Oui, ça aurait pu se faire mais je n’ai pas donné suite. Jacques Bedos, l’oncle de Guy voulait m’engager chez Decca. Je chantais alors dans l’orchestre d’Armand Migiani, de grandes vocalises de jazz à la mode dans le style de la musique du film La Parisienne que chantait Christiane Legrand, mais j’étais trop prise par ma famille. Il faut beaucoup de disponibilité, et puis c’est aussi la fin de l’indépendance car on appartient à une maison de disques. J’étais partie dans une autre direction et finalement bien m’en a pris car j’ai pu vivre plus librement tout en gagnant bien ma vie et en n’étant pas loin de la maison.

 Anne Germain: Bang Bang (années 60)


DLODS : Vous a-t-on quand même proposé des chansons ?

Il y a bien longtemps un soir avec mon frère et des amis nous sommes retournés au Milord l’arsouille en « clients » et nous avons découvert un nouvel auteur-interprète hors du commun : Serge Gainsbourg. Cela m’a causé une telle émotion que j’ai demandé à Francis Claude si je pouvais aller lui dire un mot –je ne sais pas comment j’ai trouvé le culot, moi qui suis si coincée d‘ habitude, mais c’était un besoin irrésistible- ! Il était assez impressionnant –sur scène déjà- avec son fameux regard oriental un peu hautain, mais il m’a écouté gentiment lui dire mon admiration. Je lui ai dit que j’étais chanteuse aussi (d’orchestre à l’époque), il a compris qu’il ne s’agissait pas d’une « groupie » à la noix. A cette époque j’aurais été tentée de chanter toute seule un répertoire à moi. Je lui ai avoué que j’aimerais chanter ses chansons, il m’a répondu « Mais c’est des chansons de mec, ça ! » puis il m’a donné sa carte –il habitait la Cité des arts à cette époque- et m’a dit « venez me voir, je vais essayer de trouver quelque chose pour vous » eh bien je n’ai jamais osé y aller ! Ce n’était pas mon destin de faire un tour de chant. Comme je vous l’ai dit c’est tellement une autre vie même si c’est grisant je n’aurais sans doute pas tenu le coup : trop de pression, de stress alors qu’en accompagnant tout le monde je ne me suis jamais ennuyée et j’ai gardé une vie à peu près « normale » avec mes filles et malgré une activité très souvent intense.

DLODS : Comment définissez-vous votre voix ? Chez les Swingle Singers vous étiez considérée comme alto, alors que dans Peau d’âne ou Les Aristochats par exemple vous aviez de très beaux aigus ?

Quand je suis arrivée dans les séances on ne m’a pas mise dans les premières voix réservées aux grandes aigues comme Christiane Legrand, Danielle Licari ou Janine de Waleyne. J’étais deuxième ou troisième voix, ce qui m’a un peu étouffé la voix d’être souvent dans un registre proche de la voix parlée. La voix est un muscle qu’il faut entraîner comme les abdos, le souffle, etc. Ninon disait en parlant du lyrique « Le chant c’est de l’athlétisme ! ». C’est vrai, même pour la variété : à moins d’une grande résistance naturelle, on ne dure pas longtemps quand on ne s’entraîne pas, la voix perd sa tonicité et l’aigu alors c’est pire. J’en ai fait un peu des premières voix mais pas assez pour consolider. En plus il y avait les « grandes » premières voix dont je viens de parler, qui étaient tellement sûres ! Je pense que sans Christiane, Ward Swingle n’aurait pas formé les Swingle Singers, c’était une vraie soprano léger, une soliste extraordinaire.

DLODS : J’aimerais qu’on évoque maintenant une expérience qui je crois vous a laissé un grand souvenir : chanter à la Comédie-Française.

En 1972, pour célébrer « l’année Molière », la Comédie-Française avait engagé Jean-Louis Barrault, ancien sociétaire, pour monter une nouvelle mise en scène du Bourgeois gentilhomme. Jean-Louis Barrault a voulu une totale fantaisie avec, sauf au début de la pièce, un arrangement très pop de la musique de Lully pour lequel il a demandé Michel Colombier, très en vogue, afin de donner un maximum de vie et de fantaisie à cette pièce, surtout pour l’énorme « canular » de la fin organisé pour ridiculiser ce bourgeois sot et affreusement nouveau riche. La première partie est donc chantée « classique » et à la fin c’est le grand délire, assez « popisant ». Il fallait donc chanter dans les deux styles requis. Il y avait là une distribution éblouissante : Jacques Charon, Robert Hirsch, Georges Descrières, Michel Duchaussoy, Geneviève Casile et des jeunes presque débutants dont Francis Huster, Francis Perrin et aussi Isabelle Adjani avec qui nous prenions le thé pendant la pause des répétitions. Au cours de ces répétitions nous avons vu arriver un jeune et beau pianiste –pour tenir « l’épinette »- venu faire quelques cachets, car inconnu, arrivé en France depuis peu. Il n’est pas resté –ce n’était pas son style sans doute !- et c’était… Gabriel Yared ! Des répétitions du Français aux Oscars à Hollywood, quelle carrière ! J’ai eu l’occasion de travailler avec lui plus tard…

Le théâtre étant en grands travaux de rénovation, nous avons joué sous un grand chapiteau, comme au cirque, installé Place de la Concorde à l’entrée des Tuileries. Les loges c’étaient de petits boxes avec une grande toile pendue en guise de porte, tout le monde était logé à la même enseigne un peu comme au temps de Molière peut-être ? Quel clin d’œil ! Une fois les travaux terminés la troupe a pu réintégrer sa Maison, mais nous n’avons pas retrouvé cette ambiance exceptionnelle…

DLODS : Pourriez-vous évoquer un autre de vos grands souvenirs ? La réalisation des maquettes de la comédie musicale La Fugue (1978) du grand pianiste Alexis Weissenberg…

Alexis Weissenberg avait composé une comédie musicale, La Fugue, pour laquelle il souhaitait que Nicole Croisille chante les maquettes, elle ne pouvait pas et elle lui a indiqué mon nom. Lorsque j’ai vu la musique et réalisé qu’il y avait deux airs beaucoup trop aigus pour moi, je lui ai conseillé Géraldine Gogly qui avait fait Le Bourgeois Gentilhomme avec moi, la tournée au Japon avec Paul Mauriat et qui se trouvait sans travail. Pour le garçon, je lui ai envoyé Michel Barouille, un autre très bon chanteur. Ces deux camarades avaient des voix très travaillées mais chantaient aussi très bien la variété. Michel, Géraldine et moi avons enregistré les maquettes avec les auteurs Francis Lacombrade –un ancien jeune comédien du film Les amitiés particulières- et Bernard Broca, et Jeanne Colletin qui ont fait les « chœurs » avec nous dans certains titres : en cabine, le directeur artistique de Deutsche Grammophon (et d’Herbert Von Karajan), impressionnant quand même pour de petits chanteurs de variété, qui s’était dérangé pour juste une « maquette ». Ce fut un très beau travail et un souvenir rare.


INEDIT:Anne Germain (acc. au piano par Alexis Weissenberg): Mon destin (1978)
Maquette pour la comédie musicale La Fugue


DLODS : A ce propos, quel est le principe d’une « maquette » dont on entend pas mal parler dans le métier ?

Il faut réaliser une démonstration de ce que sera la réalisation finale avec beaucoup moins de moyens évidemment, de façon à ce que les « investisseurs » aient une « vision » la plus précise possible du projet, c’est pourquoi nous avons enregistré avec juste un piano comme accompagnement mais quel piano puisque c’était Alexis Weissenberg lui-même –le compositeur, donc- qui jouait. Etre accompagné ainsi ne pouvait jamais se reproduire, un vrai cadeau du ciel. Nous avons enregistré dans les grands studios Pathé près du pont de Sèvres. Très malheureusement ce spectacle n’a pas eu le succès espéré. Il y avait beaucoup d’idées, de poésie et de fantaisie, avec des interprètes, acteurs, chanteurs, danseurs, de grand talent, mise en scène de Jean-Claude Brialy, chorégraphie de Matt Mattox (célèbre danseur de Broadway). Dans les premiers rôles mon copain Jean Salamero que j’allais retrouver quelques années plus tard dans l’émission Thé dansant de Jacques Martin, et aussi une jeune débutante inconnue qui ne l’est pas resté très longtemps : Arielle Dombasle.


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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 4/6)

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Dans l’ombre des studios : J’aimerais qu’on aborde maintenant les différents groupes vocaux dont vous avez fait partie…

The Swingle Singers en studio
Les groupes vocaux d’alors étaient constitués des mêmes chanteurs interchangeables. Mon premier groupe important après le « baptême » chez Franck Pourcel ce furent  les Riff avec Hubert Rostaing chez Philips, puis il y a eu les Angels de Christian Chevallier chez Pathé où je remplaçais quelques fois des « titulaires », puis les Barclay, un groupe beaucoup plus fourni –douze hommes et douze femmes- ce qui causait de la difficulté à ne prendre que des choristes de « variétés ». Il y eut donc quelques camarades venus des chœurs classiques  de la radio qui ont d’ailleurs participé aussi à des doublages comme André Meurant ou Michel Richez, de charmants camarades. Jean Cussac et Jeanette Baucomont tout comme Janine de Waleyne et Danielle Licari venaient du classique mais ils s’étaient parfaitement adaptés au style variété. Dans les Barclay il y a eu aussi des chanteuses de cabaret comme Francesca Solleville ou Claire Leclerc. Et parfois pour « faire le nombre » ont été convoqués des instrumentistes venant « faire chanteur » pour l’occasion comme le jeune Jean-Claude Casadesus à peine sorti du conservatoire de percussions, le violoniste Roger Berthier ou Jean-Claude Dubois harpiste à la Garde Républicaine, futur patron des studios de la Grande Armée.

Il faut dire aussi que dans ces séances de variété venaient aussi pour jouer des instrumentistes de haut niveau comme Jean-Luc Ponty, Didier Lockwood, Emmanuel Krivine futur chef de l’Opéra de Lyon, Michel Portal, Patrice Fontanarosa et aussi la merveilleuse harpiste Lily Laskine si gracieuse avec nous et si simple : lorsque nous étions assises à côté d’elle dans certaines séances et que nous lui disions « Madame », elle nous reprenait « Ah non ! Pas de Madame, nous faisons le même métier … » -pas tout à fait au même niveau quand même !- «… c’est "Lily" et c’est tout ! ». Quel exemple ! Il y en a beaucoup qui auraient pu prendre modèle !

Les Barclay: Qu'il fait bon vivre (1960)
Claude et Anne Germain au centre, dos à dos. 
Partie gauche: Christiane Legrand et Jacques Denjean, Margaret Helian et Franck Thore, Claudine Meunier et Michel Richez, Jean-Claude Dubois et Jeanette Baucomont, Rita Castel et ?
Partie droite: Danielle Licari et ?, Francesca Solleville et André Meurant, Bob Quibel et ?, ? et Michèle Bertin-Conti?, Nicole Binant et ?, Jean Cussac et Geneviève Roblot ?


DLODS : Un autre groupe important pour vous : les Swingle Singers.

Répétition pour le 2ème album des Swingle
Oui ça a été important ne serait-ce que par la beauté du répertoire, le succès mondial –les disques se vendent toujours dans le monde entier- mais dans un groupe on reste quand même anonyme, à preuve des changements plusieurs fois d’éléments hommes et femmes qui n’ont pas empêché le groupe de continuer.

Il y a eu évidemment pour ce groupe français l’extraordinaire engagement pour aller chanter à la Maison-Blanche au cours d’un concert donné afin de marquer la fin du deuil du Président Kennedy. Ce fut vraiment un événement mémorable à raconter aux petits enfants ! A la suite, concerts à Washington et à New York pour la campagne du Parti Démocrate –nous avons fait de la politique malgré nous !-, télés à Hollywood dans la foulée, à notre disposition voitures officielles avec chauffeur, etc. Des stars, quoi ! Je disais à mes partenaires « Attention, le retour en France… » ! Il est vrai que dans les studios personne ne nous a tressés de couronnes et que nous avons repris notre travail de simples choristes comme avant.

DLODS : Je crois qu’en arrivant à Washington vous avez eu une surprise en entrant dans la chambre d’hôtel…

Oui, on était installé dans un grand hôtel où étaient logés tous les ambassadeurs et les personnalités de la politique qui devaient venir à la Maison Blanche. On entre dans la chambre, je pose mes valises, et j’ai l’idée de mettre tout de suite la radio américaine en me disant « Voyons ce qu’on écoute aux Etats-Unis », j’allume le poste…et c’est ma voix que j’entends ! Juré ! J’appelle Claude et son frère José qui étaient dans une chambre voisine « Venez ! Venez ! ». Ils passaient un enregistrement que j’avais fait en soliste pour le chef d’orchestre Armand Migiani. Le disque était sorti chez Decca aux Etats-Unis sous le nom de The fabulous voice of Anne Germaine (rires). Il y a deux cent cinquante chaînes de radio, j’ouvre la radio et je m’entends moi ! C’est fou ! Je me disais « C’est de bonne augure ».


The Swingle Singers : Sinfonia (Partita No. 2 BMV 826) (1966)
1er plan: Christiane Legrand
2ème plan: Jeanette Baucomont, Anne Germain, Alice Herald 
3ème plan: Jean Cussac, José et Claude Germain, Ward Swingle 


DLODS : Cinquante ans avant les Daft Punk, les Swingle Singers, groupe français, a été récompensé par quatre Grammy Awards (en 1963, 1964, 1965 et 1969) et trois autres nominations aux Grammy!

Les Swingle Singers à New-York
Oui, d’ailleurs, on en a gardé un à la maison, que Ward nous avait donné. Les Double Six avaient également eu un prix, ils avaient été nommés meilleur groupe vocal de jazz du monde. Mais mon mari et moi nous n’avons jamais eu la grosse tête, l’essentiel pour nous était d’être devant un micro avec la partition, de bien chanter ce qui était écrit et que le résultat soit satisfaisant. Ca c’était important. On  a bien sûr été très surpris quand il y a eu cet appel pour chanter à la Maison-Blanche, c’était inattendu, exceptionnel. Je ne suis pas sûre qu’Yves Montand ou Charles Aznavour y aient chanté. Il y a eu aussi un beau concert au Carnegie Hall en partageant l’affiche avec Oscar Peterson Trio ! Nous sommes les seuls choristes de France à avoir fait ce parcours prestigieux, enfin, pour des petits musiciens de studio.

DLODS : Dans les photos de concerts des Swingle vous êtes toutes et tous habillés avec une grande classe…

A l’époque Ward Swingle avait accompagné Jeanne Moreau au piano et c’est grâce à elle et à son intervention auprès de son ami Pierre Cardin que celui-ci a accepté de nous habiller pour un prix cadeau !

DLODS : Parlons maintenant d’un autre groupe vocal : Les Parisiennes…

Oui, j’ai enregistré quelques titres dont le fameux « Borsalino » avec Michelle Dornay, Annick Rippe et Catherine Garret pour faire un petit soutien aux Parisiennes avant qu’elles n’enregistrent elles-mêmes car c’étaient avant tout des danseuses. Claude Bolling avec qui nous avons souvent travaillé notamment pour Brigitte Bardot faisait leurs arrangements et nous avait demandé pour ce petit coup de pouce. Danielle Licari en a fait aussi avec d’autres filles. Après, c’était le travail de l’ingénieur du son de tout mixer mais en gardant leurs timbres en premier plan.

J’ai également fait des séances de soutien pour les Surfs (produits par les Salvador) pour qu’ils enregistrent après avec plus de sûreté et de confiance, et les garçons dont mon mari ont apporté aussi du soutien pour les Poppys, un groupe de très jeunes garçons chez Barclay.

DLODS : Pouvez-vous me parler d’un groupe vocal qui vous tient particulièrement à cœur, à savoir Les Masques ?

Yves Chamberland, le créateur des studios Davout, avait été très marqué par les Double Six dont il avait été l’un des premiers ingénieurs du son et il avait envie de produire un groupe vocal à son idée. Il produisait alors un ensemble brésilien, le Trio Camara, et a eu l’envie de constituer un groupe vocal avec des chansons d’inspiration brésilienne avec ce trio en accompagnement. Francis Lemarque a été intéressé par le projet et a coproduit le disque avec Yves Chamberland tandis que mon mari écrivait la plupart des morceaux et arrangements, et Alice Herald les paroles. Yves Chamberland a voulu un autre son que les Double Six et il a demandé Nicole Croisille qui n’était pas encore vedette et deux autres filles, Annie Vassiliu et France Laurie, inconnues elles.


INEDIT (avant sortie CD en 2003): Les Masques: Samba Sao
Pour écouter la reprise de Paul Mauriat, cliquez ici  
Pour écouter un titre des Masques plus "chanté", cliquez ici

DLODS : Pourquoi le nom des « Masques » ?

C’est en référence au Carnaval de Rio, et aussi parce que ceux qui commençaient une carrière de soliste (Nicole Croisille et José Bartel) ne voulaient pas faire de scène. Il n’y a pas eu de photos non plus sur les pochettes de disque. Cela a aussi permis comme pour les autres groupes vocaux de changer les éléments quand les premiers ne purent plus continuer les enregistrements. Parmi les titres composés par mon mari, il y en avait un intitulé « Samba sao » ce qui ne veut rien dire mais collait bien comme une sorte d’onomatopée sur une phrase de la musique, chantée mais sans autre paroles. Ce titre a été entendu par Paul Mauriat dont les disques avaient beaucoup de succès aux Etats-Unis et surtout au Japon et Paul a voulu ce morceau en exclusivité pour le nouveau disque qu’il était en train de réaliser, mais cette fois sans intervention vocale et avec un nouveau titre « Silver fingertips » car il y avait une très brillante partie de clavecin jouée d’ailleurs dans les deux versions par l’ami Maurice Vander. La première version « Samba sao » qui n’apparaît donc plus dans le disque des Masques à cause de l’exclusivité  accordée à Paul Mauriat s’est retrouvée mystérieusement figurer il y a une dizaine d’années dans une compilation de musiques brésiliennes où les Masques sont rebaptisés « Mascara ». Futé, non ?. Où et comment les « créateurs » de ce disque ont-ils eu la bande originale ? Je ne sais pas et n’ai aucun moyen d’éclaircir ce mystère. Yves Chamberland peut-être, en tant que producteur ? A suivre…

DLODS : Vous avez également fait partie des Jumping Jacques…

Jacques Hendrix, ancien des Angels, avait eu envie lui aussi de monter un groupe ne chantant que des onomatopées. C’était très original, produit chez Barclay, mais cela n’a pas marché. Il paraît que cela a servi comme indicatif à la radio ou la télé. Dommage pour le travail et l’idée…

Les Stardust: A la Saint-Médard (1981)
Avec Jo Noves et Anne Germain (solistes), Jean Salamero, Jean Stout et José Germain 

 

DLODS : Vous avez été aussi la soliste du groupe Les Stardust qui accompagnait en 80-81 les artistes programmés par Jacques Martin  dans la première année de son « thé dansant »…

C’est Jean Stout qui m’a convoquée. Lui-même avait été contacté par Bob Quibel car Jean-Claude Briodin ne voulait pas le faire à cause des Troubadours auquel il appartenait. Il y a donc eu outre Jean, José Germain et Jo Noves, ex-Swingle, et mon mari Claude qui écrivait aussi les arrangements pour le groupe. Lorsque Claude est parti c’est Jean Salamero qui l’a remplacé. C’était harmonisé comme les quintets vocaux américains de ces années 50-58, ce qu’avait voulu faire Jacques Martin puisque ce thé dansant était censé se dérouler en 1953 ! De la variété d’avant la vague rock’n’roll. Mais je constate à l’écoute de certaines radios qu’il y a toujours des amateurs pour cette variété-là, de même qu’il y a toujours des amoureux du « musette » heureusement pour la musique fut-elle la plus modeste, car pour moi rock, rap, techno et compagnie c’est plus du bruit qu’autre chose ! Réac Anne Germain ? Ah oui et sans complexe !


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(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 5/6)

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Dans l’ombre des studios : Je souhaiterais maintenant que nous évoquions les différentes musiques de films auxquelles vous avez participé, à commencer par Les Demoiselles de Rochefort (1967)

Vous me parliez de maquettes : j’avais été demandée pour enregistrer celles des Demoiselles. Comme je vous l’ai déjà expliqué pour La Fugue il fallait présenter quelques airs pour ces messieurs les producteurs. Ca s’est fait à la Comédie des Champs Elysées transformé en studio d’enregistrement dans la journée (les Double Six y ont enregistré leur premier 33 tours avec Quincy Jones), une petite loge d’orchestre au fond servait de cabine aux ingénieurs du son (salut à Gilbert qui prenait si bien les voix et à Jean-Pierre !). Le soir la salle redevenait théâtre. Michel Legrand avait réuni un simple orchestre de cuivres et une rythmique, pas de cordes. J’ai chanté une des chansons de Solange « Je rentrais de l’école et je traînais Boubou » (elle chantonne) reprise dans le film par Claude Parent. L’autre chanson, celle de Delphine a été interprétée pour la maquette par Nicole Darde qui n’a pas chanté dans le film car ensuite le projet ayant été retenu par Hollywood (Gene Kelly, etc.) nous avons passé des auditions avec les autres choristes de l’époque. J’ai auditionné avec la « Chanson de Delphine à Lancien » : « Mais que sais-tu de moi, toi qui parles si bien, etc. » (elle chantonne) que j’ai déchiffrée en même temps derrière Michel au piano en lisant par dessus son épaule ! Il y avait là Francis Lemarque qui avait investi aussi dans le projet, Agnès Varda et bien sûr Jacques Demy. J’ai donc été retenue aussitôt pour faire la « voix chantée » de Catherine Deneuve. Par contre je n’avais pas été contactée pour les auditions des Parapluies de Cherbourg (1964).

DLODS : C’est Danielle Licari qui doublait Catherine Deneuve dans Les Parapluies. Pourquoi ont-ils ressenti le besoin de changer de voix pour Les Demoiselles?

L’extrême originalité des Parapluies de Cherbourg qui a tant étonné le monde de la critique et le monde tout court c’est qu’il était entièrement chanté : pas une parole de comédien, que du chant (d’ailleurs  je trouve que les chanteurs n’ont pas eu la reconnaissance qu’ils méritaient, car ce sont eux qui font le film. Ils auraient dû être invités au festival de Cannes !), alors que dans Les Demoiselles il y a beaucoup de texte et on entend donc les voix des comédiens. Il fallait donc que les timbres des voix parlées et chantées raccordent parfaitement, c’est pourquoi Danielle Licari n’a pas fait Les Demoiselles de Rochefort ni Peau d’âne.

DLODS : D’où venait Claude Parent, la voix chantée de Françoise Dorléac dans Les Demoiselles de Rochefort?

C’est Mme Legrand la maman de Michel qui connaissait tout le monde dans le métier par sa maison d’édition et qui a pensé à Claude Parent. Elle avait un tour de chant alors et a dû faire un essai après nous. Elle a été prise aussitôt car sa voix « collait » parfaitement à celle parlée de Françoise Dorléac.


Anne Germain (voix chantée de Catherine Deneuve): Chanson de Delphine
du film Les Demoiselles de Rochefort (1967) 
 

DLODS : Dans Les Demoiselles de Rochefort comme dans les autres films de Jacques Demy, les chansons ont été enregistrées avant le tournage du film. Les comédiens du film ont-ils assisté à l’enregistrement ?

Oui, les deux sœurs sont venues se rendre compte du travail dans la cabine du son, mais il n’y a pas eu de contact personnel avec elles. La pauvre Françoise s’est tuée tragiquement l’année suivante. Quant à Catherine Deneuve, elle est toujours restée très discrète sur le fait de n’avoir pas chanté elle-même dans les films de Demy.

DLODS : Vous avez quand même participé à une émission quelques temps après la sortie du film…

Oui, nous avions été sollicitées Claude Parent et moi pour une émission de télévision dans laquelle nous devions chanter en direct devant un écran la chanson des jumelles. Il y avait là Serge Gainsbourg et d’autres artistes. Un de mes « collègues » batteurs André Arpino éprouve le besoin de me présenter à Serge Gainsbourg qu’il avait accompagné (naturellement je ne mentionne pas notre rencontre à Milord l’arsouille quelques années avant sa célébrité, la carte de la Cité des Arts, etc. s’en est-il souvenu ?), mon copain lui dit « Je te présente Anne Germain, qui a prêté sa voix à Catherine Deneuve dans Les Demoiselles de Rochefort ». Gainsbourg me regarde et dit « Il ne faut rien prêter dans ce métier » (rires) !

DLODS : Que pensez-vous du film au moment de sa sortie ?

Je n’ai pas été éblouie à l’époque, j’étais encore dans la magie des grandes comédies musicales américaines comme Chantons sous la pluie, The Bandwagon, Royal Wedding et tant d’autres splendeurs avec les Marge et Gower Champion, Vera Hellen, Fred Astaire, enfin les génies du spectacle chanté et dansé. Ce n’était pas au niveau bien que très vivant. En fait c’est français, aussi beaucoup comme mes camarades et moi ont été surpris du succès que rencontre ce film avec le temps, car en effet des générations de jeunes l’ont découvert et l’ont trouvé formidable, la chanson des jumelles est devenu un « classique » ! Mais nous forcément n’avions pas le même regard ayant « travaillé » pour ce film. Peau d’âne (1970), c’est différent, il n’y a aucune référence hollywoodienne. Un conte de fées infiniment poétique –la scène de l’enterrement de la Reine au début dans son cercueil de verre en forme de bulle porté à travers un champ enneigé, c’est d’une beauté !-, d’autres passages un peu surréalistes au-delà du conte, parfois un peu inspirés par Cocteau peut-être ? Comme Parking d’ailleurs…


Anne Germain (voix chantée de Catherine Deneuve): Recette pour un cake d'amour
du film Peau d'âne (1970) 


DLODS : Aviez-vous passé une nouvelle audition pour Peau d’âne?

Non, j’ai été demandée directement : toujours la même obligation des voix qui raccordent. Musicalement par contre, c’était plus chanté, plus « lyrique » sauf la « Recette pour un cake d’amour » qui a un petit style Burt Bacharach/Herb Alpert –aïe si Michel lit ça, gare (rires)! Jacques Revaux a repris naturellement la voix chantée de Jacques Perrin.

DLODS : L’univers de Michel Legrand est-il particulièrement difficile à s’approprier ?

Pas pour moi, je ressens sa musique comme si je la connaissais depuis toujours, c’est tellement évident ce qu’il écrit, c’est une vraie musique de Musicien. Dans ses séances il faut chanter juste et « en place » quand c’est jazzy comme les séances que nous avions faites pour Stan Getz. Michel a toujours été charmant et amical avec moi, il était content, donc…

DLODS : Francis Huster chantait lui-même dans Parking (1985) de Jacques Demy, et ce n’était pas très «heureux » …

Je n’ai jamais compris comment la partie chantée de son rôle lui avait été confiée finalement, alors qu’un vrai chanteur avait déjà fait un enregistrement très concluant car une belle voix et un vrai interprète : Daniel Levi. Il a chanté plus tard dans Les Dix Commandements avec beaucoup de succès. Cela s’est déjà produit que des vedettes fassent du chantage et exigent de chanter ou sinon elles ne font pas le film, mais… motus !

DLODS : Pour Michel Legrand vous avez chanté dans Les Mariés de l’An II (1971) de Jean-Paul Rappeneau…

Ah oui, Michel avait dit à Paulette qui convoquait les musiciens « Je ne veux personne d’autre qu’Anne Germain » (rires) ! Je chantais  « Gloire à la République, mort à tous les fanatiques, etc. » (elle chante) à la place de la belle Laura Antonelli ! Pour Michel j’ai fait un soir au studio Davout une très belle maquette –encore !- pour le film de Claude Lelouch Les uns et les autres (1981). C’est Nicole Croisille qui devait chanter et jouer la scène dans le film mais elle n’était pas là et Claude Lelouch avait absolument besoin de la musique pour tourner le lendemain. J’ai donc enregistré à sa place en attendant son retour pour le définitif. C’était magnifique, un orchestre somptueux comme toujours avec Michel. Hélas j’ai oublié de demander à l’ingénieur du son de me faire une petite bande en souvenir et quand j’y ai pensé c’était trop tard : Nicole avait enregistré la séquence et comme il n’y avait qu’une piste chant la mienne avait été effacée. Désolant et grave de ne pas penser plus loin que l’immédiat. Pour Cannabis (1970) de Serge Gainsbourg, même oubli. Pour ce film qu’il avait réalisé et dont il avait composé la musique avec l’aide de Jean-Claude Vannier pour les arrangements, il y avait une scène dans un cabaret de travestis où l’un d’eux mimant Marylin Monroe chantait une chanson en anglais évidemment mais composée par Serge. Il lui fallait donc une fille chantant bien en anglais, ne pouvant utiliser un vrai disque de Marylin. Deux prises, tout le monde satisfait, mais là encore j’ai oublié de demander une bande pour moi ! Il reste ce qui est dans le film, mais la scène étant brutalement interrompue dans l’histoire, la chanson est donc brutalement coupée aussi, je n’ai donc jamais pu l’avoir en entier. Où est-elle aujourd’hui  cette bande ? Jane Birkin le sait peut-être car c’est elle qui avait écrit le texte…

DLODS : J’imagine que vous aviez dû faire des chœurs pour Gainsbourg ?

Je n’ai fait des chœurs pour Serge Gainsbourg qu’une fois : pour sa comédie musicale Anna, avec Anna Karina d’ailleurs : « Sous le soleil exactement », etc.

DLODS : Nous allons maintenant parler d’une autre « figure » de ce métier qui vous avait engagée comme soliste pour son premier film Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil (1972) : Jean Yanne… Comment l’avez-vous connu?

Ce n’est pas Jean Yanne qui m’avait engagée mais mon mari ! Claude avait déjà travaillé en collaboration avec Michel Magne qui avait besoin de bons arrangeurs et orchestrateurs pour ses musiques car Michel était surtout un mélodiste avec beaucoup d’idées mais il ne savait pas écrire pour tout un orchestre. Dans le projet de film de Jean il devait y avoir beaucoup de musique de variété principalement avec solistes et chœurs pour les chansons qu’on entend à longueur de journée dans une station de radio genre RTL. J’ai donc fait toutes les chansons en « imitation », comme je l’avais déjà fait dans des covers. Jean Yanne je l’avais déjà croisé quand avec Christiane Legrand, Claude et d’autres copains nous faisions des pubs pour Les Programmes de France avec le cher Gérard Sire dans un petit studio rue Croix des petits Champs dans un immeuble en face de la Banque de France. Eh bien, malgré le temps, Jean Yanne s’est souvenu de moi à mon grand étonnement.



Montage d'extraits de la B.O. de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil  
Anne Germain imite Sylvie Vartan ("Jesus, rends-moi Johnny"), Mireille Mathieu ("Jésus Java"), Gloria Lasso ("Che o Che") et France Gall ("Chanson bête et stupide")


DLODS : Dans ce film on entend votre voix à de nombreuses reprises, c’est un véritable « festival Anne Germain », vous vous imprégnez de tous les styles…

J’ai repris des évocations de Sylvie Vartan, France Gall, Gloria Lasso, Zizi Jeanmaire, etc. C’était sympa à faire, dans une ambiance super car tout ça plaisait beaucoup à Jean Yanne. Claude avait glissé un petit passage « brésilien » de son cru à la façon « Les Masques » qui sonnait super bien, trop court mais dans lequel on reconnaît dans deux petites répliques les voix de Michel Cassez et Danielle Licari. Cette chanson c’est « Symphonie pour odeur et lumière » : « A cinq heures du soir, dans son bureau, la dactylo sent mauvais sous les bras ».

DLODS : Il y a également deux chansons interprétées par un certain N’Dongo Lumba. Je ne trouve aucune trace de cet artiste, était-ce un pseudonyme ?

Oui, naturellement il fallait créer l’illusion, c’est le propre du cinéma, vous savez. Il avait super bien chanté. Nous pensions qu’il serait un rival sérieux pour le grand Johnny mais il faisait en fait partie du groupe Magma et n’a pas été intéressé par une carrière de soliste, il était sûrement très bien avec son groupe. Il chantait la chanson « Jesus San Francisco » dans le film. C’était l’époque où le monde du spectacle a exploité Jésus (Jesus-Christ Superstar, le film de Norman Jewison) et Jean Yanne n’a pas manqué d’ « épingler » cette « mode » ! Ce chanteur c’était Klaus Blasquiz que nous avons « retrouvé » des années après mon mari et moi pour une expertise d’instruments synthétiques pour lesquels il avait créé une sorte de musée.

DLODS : Votre mari a poursuivi sa collaboration avec Jean Yanne sur d’autres films…

En effet, Claude a été sollicité pour les films suivants avec ou sans Michel Magne. Jean Yanne avait lui-même des idées de musique et il a souhaité confier directement à Claude les arrangements et musiques additionnelles des petites « maquettes » qu’il s’était enregistré lui-même. Certes, le matériel était mince ! Sauf pour Deux heures moins le quart avant Jesus-Christ (1982) où il a demandé Raymond Alessandrini un grand virtuose du piano qui n’a pas eu la carrière à la hauteur de son talent. Trop modeste lui aussi, pas tout à fait Philippe Sarde !

Anne Germain : Pauvre Bach
du film Chobizenesse (1975) 

DLODS : Pour Chobizenesse (1975) de Jean Yanne, vous chantez en soliste "Pauvre Bach", une parodie des Swingle Singers… et on peut également vous voir à l'image dans une scène du film!

C’était vraiment de la figuration dans une scène tournée au Théâtre de la Madeleine. Un film assez délirant comme Jean Yanne aimait bien, avec toujours avec lui de très grands acteurs, comme à cette occasion Robert Hirsch et la grande Denise Gence, tous deux de la Comédie-Française quand même ! Les acteurs aimaient bien travailler avec Jean Yanne car c’était toujours une partie de rigolade avec malgré tout le savoir-faire et le talent !

DLODS : Dans un tout autre genre, puisque nous évoquons les musiques de films que vous avez chantées, nous ne pouvons pas oublier le générique de l’émission L’île aux enfants (1974)!

J’avais été convoquée par Roger Pouly le pianiste de Charles Trénet pour soutenir une chorale d’enfants qui devait chanter ce générique, ce que j’ai fait. J’ai donc chanté avec eux mais ensuite Christophe Izard, l’auteur, m’a demandé de chanter la partie soliste (le couplet) car le petit garçon prévu n’y arrivait pas. J’ai donc eu l’idée de chanter une octave en-dessous pour ne pas faire une fausse voix d’enfant, car les fausses voix d’enfants ça s’entend, ce n’est pas crédible, alors j’ai chanté plutôt à la façon d’une « maman » avec un timbre naturel, ce qui je pense a contribué au succès de ce générique. Cela a beaucoup plu à Christophe Izard qui m’a ensuite redemandée pour l’émission Les visiteurs du mercredi.

Anne Germain: Générique de L'île aux enfants (1975)


DLODS : Vous avez continué à travailler avec Roger Pouly et Christophe Izard ?

Christophe Izard avait repris Sesame Street, réalisé en noir et blanc avec les premières « muppets » bien avant le Muppet Show qui sera diffusé plus tard avec les voix des « stars » du doublage. Les épisodes que nous avons doublés étaient très courts mais il y en avait un très grand nombre. Nous faisions souvent le doublage sans bande rythmo car cela arrivait tellement vite des Etats-Unis qu’il n’y avait pas eu le temps de les préparer, on avait juste les textes sur un papier et on doublait à l’image ! Heureusement ce n’étaient que des poupées avec des mouvements de « bouche » imprécis et saccadés donc moins délicat que pour des visages humains. Ca aussi c’était hilarant. Fatiguant, mais si drôle à faire ! Encore un souvenir qui sort de l’ordinaire dans mon travail de « choriste ».

DLODS : Qui faisait avec vous les voix des Sesame Street ?

Il y avait donc Roger Pouly engagé pour la circonstance, son épouse et deux copains à eux dont je ne sais plus les noms et que je n’ai jamais revus. Plus tard je retrouverai d’autres « muppets » en doublant Les Fraggle Rock avec Vincent Grass, Michel Mella, Claude Lombard et Jocelyne Lacaille.

DLODS : Avez-vous en tête des souvenirs de chœurs dans des films français connus ?

Pas français mais tout de même cas rare, un James Bond, Moonraker (1979) bénéficiant d’une grève des musiciens en Angleterre. Autrement LeGendarme de Saint-Tropez (1964) avec le célèbre « Douliou douliou Saint-Tropez » et Le Gendarme et les Extra-terrestres (1979) dans lequel nous sommes à l’image dans la scène du couvent, en bonnes sœurs. Dans Astérix et Cléopâtre (1968), nous chantons Danielle Licari, Nicole Darde et moi les servantes de Cléopâtre dans la scène du bain. Il y a eu aussi un beau duo avec Danielle Licari pour Alain Delon dans son film Madly (1970), Tendre poulet(1978) avec Annie Girardot et Philippe Noiret où l’on nous voit –une vraie chorale, cette fois !- dans quelques scènes. J’avais fait une chanson dans un épisode de la série télé Arsène Lupinavec Georges Descrières pour une musique de Claude Bolling. Tant d’autres aussi pour Vladimir Cosma dont Les Malheurs d’Alfred (1972) et la série télévisée Le Loup blanc (1977), mais aussi pour Georges Delerue, François de Roubaix que j'aimais énormément et dont la disparition tragique m'a beaucoup choquée, etc. Il faudrait que je ressorte toutes mes feuilles de paie pour tout citer car il y en a trop !


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(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 6/6)

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Dans l’ombre des studios : De la musique de film au doublage il n’y a qu’un pas… Quand et comment avez-vous débuté dans le doublage ?

J’avais vingt-deux ans et travaillais alors comme chanteuse d’orchestre à la Villa d’Este avec l’orchestre de danse de Ben, un copain de longue date qui avait naturellement pris Claude au piano. Un jour à la fin du « thé », un monsieur est venu me dire que j’étais exactement la voix recherchée pour doubler deux chansons de Rita Hayworth dans un film avec Frank Sinatra et Kim Novak, Pal Joey (1957). En français, ce film s’intitule La Blonde ou la Rousse, on ne fait pas plus tarte ! C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec les frères Tzipine qui s’occupaient alors de nombreux doublages de films musicaux. Moi j’étais dans mon petit coin, j’attendais et n’en menais pas large. Comme je ne connaissais personne c’était quand même impressionnant. Par chance, je connaissais déjà une des chansons, « Bewitched » (« Maudite » en V.F.), et l’autre, « Zip » ne m’a pas posé problème. On m’a expliqué le système de la bande rythmo. En fait la bande orchestrale dans le casque me suffisait car la musique était très carrée, bien rythmée. Ca s’est bien passé. Les producteurs américains de Paramount ont je crois été tellement satisfaits qu’ils ont adressé une lettre de félicitations aux Tzipine, hyper fiers, qui ont d’ailleurs eu la gentillesse de me le faire savoir. Un bon présage pour la suite de ma carrière... Du coup j’ai été demandée par la MGM pour le film Les Girls (1957) avec Christiane Legrand et Lucie Dolène sous la direction de Guy Luypaerts. Il y a eu aussi à la suite un doublage de Shirley Temple qui avait bien grandi mais je ne me souviens pas du titre. Il y avait des choristes derrière moi, un peu impressionnant car je ne connaissais alors personne dans ce milieu très fermé. 

Anne Germain (voix chantée de Rita Hayworth/Vera): Maudite
du film La Blonde ou la Rousse (1957)


DLODS : Dans Mary Poppins (1964), le générique présente quelques curiosités : les noms des choristes et de voix secondaires sont écrits en plus gros que certains noms de comédiens-chanteurs qui ont un rôle important dans le film. Du coup, certains s’obstinent à penser que vous êtes la voix de Mme Banks, la mère des deux enfants…

Non, je n’ai pas doublé la mère. En écoutant sa voix dans le disque que vous m’avez passé j’ai reconnu la voix de la comédienne qui doublait Shirley MacLaine dans un film passé il y a quelques temps sur Arte (Nicole Riche, ndlr). J’avais passé les essais pour doubler Julie Andrews, et j’ai fait les chœurs. Je me souviens d’une séquence dans une ferme, on faisait les voix des oies et des brebis avec plusieurs camarades choristes comme Jeanette Baucomont et Michelle Dornay. Donc je ne sais pas pourquoi ils ont mis nos noms en gros. Des amis me disent que d’après internet mon mari doublait Dick Van Dyke dans Mary Poppins, mais non, c’était Michel Roux ! Il ne faut pas se fier à ce qu’on lit dans la presse.

Par contre dans Les Aristochats (1970), c’est le problème inverse. J’avais doublé dans les chansons Duchesse, ma fille Isabelle la petite Marie et le fils de mes amis Georges et Christiane Cour (respectivement ancien chef des Djinns et ancienne choriste et membre des Djinns, ndlr), Nicolas Cour, avait doublé Berlioz. Quand le film est sorti au cinéma, il y avait nos noms. Toute la famille Germain ! José (« Scat Cat »), Anne, Isabelle, et il ne manquait que Claude qui n’était pas là. Et nos noms ne sont plus au générique dans les VHS et DVD.

Isabelle Germain (Marie), Nicolas Cour (Berlioz) et Anne Germain (Duchesse): 
Des gammes et des arpèges
du film Les Aristochats (1970)



DLODS : Ils sont également absents de la pochette du disque…

Quand vous n’indiquez pas le nom d’un interprète c’est un vol, une atteinte à la propriété intellectuelle. En plus, professionnellement, il y a des gens qui prennent les génériques pour argent comptant. Aujourd’hui le dernier technicien a son nom au générique, ce qui permet de dire quand il a un entretien pour un engagement après pour un autre film « J’ai fait ceci ou cela ». Il faut rétablir une exactitude dans ce domaine.  Mais on ne peut que faire un procès, alors… « Pot de terre contre pot de fer ».

DLODS : Vos filles Isabelle et Victoria ont donc fait des chœurs et du doublage chanté...

Victoria (1er plan) et Isabelle (derrière) à la télévision en 1968
Mes filles étaient alors toutes jeunettes, elles avaient de jolies voix et chantaient bien juste alors des arrangeurs me les ont demandées, en studio d’abord et aussi pour des télés. Elles ont fait les voix des enfants pour « Les jolies Colonies de Vacances » et « La Cage aux oiseaux » pour Pierre Perret, « Le sirop typhon » pour Richard Anthony, « Adieu monsieur le professeur » avec Hugues Aufray et aussi « Papa je t’aime » avec Georges Guetary. Il y a eu des émissions de télé avec Hugues Aufray et Georges Guetary. Pour cette dernière, Isabelle était seule avec un groupe d’enfants tous en pyjama ! Puis Isabelle a fait la voix chantée de la petite Marie dans Les Aristochats, nous avons fait le petit duo « Des gammes et des arpèges », et un autre duo avec son oncle José Germain « Tout le monde veut devenir un cat ». Elle a fait aussi des pubs avec moi plus tard, Badoit entre autres, et aussi les chansons pour la revue du cabaret La Nouvelle Eve dont mon mari avait composé la musique. Ensuite les Tzipine ont demandé Victoria pour doubler le rôle d’Alice dans Alice au pays des merveilles (redoublage de 1974). J’étais moi-même dans les chœurs avec Danielle Licari, Françoise Walle et d’autres qui étaient admiratives de ce que Victoria faisait. Si le métier n’avait pas tant changé elles auraient fait des choristes top toutes les deux.

DLODS : Elles devaient quand même être fières de leur maman et de leur propre travail…

Elles ne se sont jamais vanté de ce qu’elles avaient fait, ça leur paraissait naturel puisqu’en somme elles faisaient comme leurs parents. Sauf qu’évidemment ce n’est pas un métier courant. Lorsque par hasard des camarades à l’école ou ailleurs parlaient de « nos » films, elles disaient juste : « C’est maman qui chante pour Catherine Deneuve » ou « C’est moi qui chante Les Aristochats » ou « Alice » ! Stupeur des copines, et souvent incrédulité… Ce métier étonne toujours et encore plus ceux qui le pratiquent dans l’ombre !

DLODS : Puisqu’on parle de votre famille, votre mari a-t-il fait du doublage comme soliste ?

En soliste non. En trio, avec son frère et Vincent Munro ils ont chanté le célèbre générique de Zorro pour la télé. A part ça, il a fait principalement des chœurs, et quelques répliques de temps en temps, notamment dans Blanche-Neige et les Sept nains (redoublage de 1962). Par contre il a fait la chanson de Kaa le serpent pour le livre-disque Adès du Livre de la Jungle, moi je faisais Mowgli et le petit éléphant. J’ai fait pas mal d’autres livres-disques Adès avec Jean Baïtzouroff alias « Popoff », Christiane Legrand, Jean Cussac, Henry Tallourd et mon mari. D’abord des petites chansons enfantines comme « Cadet Rouselle », puis des Disney : Madame Mim dans le disque de Merlin l’Enchanteur, le lapin blanc dans celui d’Alice au pays des merveilles, etc.

Anne Germain : Suzy le petit coupé bleu
du livre-disque Disneyland Suzy, la petite voiture bleue


DLODS : J’aimerais que vous me parliez des frères Tzipine directeurs musicaux de doublages de la Libération à la fin des années 70, de leur manière de travailler…

Georges Tzipine
Les Tzipine étaient très exigeants : Georges pour la musique, Joseph pour la synchro. Il fallait que ce soit impeccable pour les producteurs. Ils avaient des comptes à rendre ! Georges était assez « grand maître » et Joseph plus chaleureux. Nous répétions juste un peu avant d’enregistrer avec le pianiste Billy Colson pour s’assurer qu’il n’y avait pas de faute sur la partition. Evidemment il ne fallait pas perdre de temps car les heures de studios coûtent cher, et donc pas trop droit à l’erreur. Mais il y avait toujours de de très bonnes équipes en chant et lecture.



Anne Germain (Samantha Eggar/Emma): Si j'étais un homme / Un matin
du film L'Extravagant Docteur Dolittle (1967) 


DLODS : En 1967 vous doublez les chansons de L’Extravagant Docteur Dolittle

Pour « doubler » la jeune première, Samantha Eggar, j’ai été retenue après audition avec d’autres choristes. Eddie Marnay qui avait adapté les paroles des chansons dirigeait la partie musicale. Raymond Gérôme doublait Rex Harrison comme dans My fair Lady et d’autres films. Il a chanté lui-même. José Bartel doublait en chant le personnage que doublait Dominique Paturel. Ce fut un beau travail pour une grande réalisation. La musique était superbe, l’orchestre était somptueux, c’était un bonheur de chanter là-dessus ! Malheureusement, le public n’a pas « accroché » et aujourd’hui la télévision diffuse plutôt la version avec Eddie Murphy.

Danielle Licari (Michèle Marsh/Hodel), Anne Germain (Neva Small/Chava) 
et ? (Rosalind Harris/Tzeitel) : Un homme à marier
du film Un violon sur le toit (1971) 


DLODS : Vous avez doublé la jeune Chava dans Un violon sur le toit(1971)…

Avec Danielle Licari nous avons fait le duo des sœurs, moi je faisais la plus jeune. Danielle avait encore un beau solo dans ce film, mais nous avions déjà fait un beau duo toutes les deux, en vocalises, pour Alain Delon dans son film Madly. Pour Un violon sous le toit nous avions assisté à tous les essais et avions admiré Micheline Dax, éblouissante dans le rôle de Fruma Sarah, la veuve du boucher, et finalement quelqu’un d’autre l’a fait. Peut-être une histoire de cachet…

DLODS : Avez-vous d’autres souvenirs de doublages des années 60-70 ?

J’avais doublé une chanson dans un film intitulé Krakatoa à l’est de Java (1969), ça se passait sur un bateau, il y avait l’éruption d’un volcan. Ce n’était pas pour les Tzipine, c’était pour un autre studio de doublage. J’ai fait aussi des Heidimais je ne me souviens plus si c’était une série ou de l’animation. Et puis j’ai participé aux chœurs de nombreux doublages : My fair lady (1964), Olivier !(1968), L’apprentie sorcière (1971), Robin des Bois (1973), Le shérif est en prison (1974) avec José Bartel, Les Aventures de Bernard et Bianca (1977, voix de Bianca dans « S.O.S. Société »), etc.

DLODS : Le doublage d’Oliver ! (1968) est assez curieux. Shany Wallis (Nancy, la prostituée) est doublée par Nicole Croisille sauf que dans certains mots ou phrases chantées elle semble avoir été remplacée par une autre chanteuse…

En effet je me souviens que Nicole avait des problèmes de voix au moment de ce doublage. Au lieu de la faire remplacer intégralement sur les chansons qui posaient problème ils ont préféré la remplacer uniquement sur quelques passages.

Anne Germain (Shelley Duvall/Olive) et les choeurs : Il est large
du film Popeye (1980)
Dans ce montage du blog "Film Introuvable" qui replace les répliques de la V.O qui ont été coupées en V.F. on peut constater le mimétisme vocal entre Anne Germain et Shelley Duvall


DLODS : Dans le film Popeye (1980) de Robert Altman, vous doublez les chansons de Shelley Duvall (Olive). C’est extraordinaire à quel point votre voix raccorde avec celle de la voix parlée (Monique Thierry) !

Là encore j’avais « truqué » ma voix pour rendre la sonorité très « spéciale » d’Olive. J’avais passé aussi les auditions pour la comédie et j’avais eu le soutien des techniciens du son ! Mais le directeur artistique a préféré une comédienne qu’il connaissait déjà.

DLODS : Je pense que Monique Thierry doublait déjà Olive dans le dessin animé à l’époque.

C’est possible, du coup je n’ai fait que le chant. Danielle Licari qui était dans les chœurs était épouvantée de m’entendre truquer ma voix comme je le faisais pour faire le « son » d’Olive. « Tu vas t’abimer ta voix ! Il ne faut pas faire ça» mais je ne pouvais pas faire autrement pour être vraiment le personnage.

DLODS : Vous avez eu l’occasion de vous « rattraper » en doublant dans Annie (1982) l’actrice Ann Reinking (Grace Ferrell) à la fois pour les dialogues et les chansons !

Pour ce doublage aussi il y a eu des auditions. Il y avait une séquence où la voix parlée et la voix chantée de la jolie secrétaire du banquier s’enchaînaient presque dans le même mot. Ce n’était pas possible de faire une coupure entre le « parlé » et le « chanté », il fallait donc faire les deux : chant et comédie. Après les auditions, Jacqueline Porel m’a sauté au coup car elle était inquiète de ne pas trouver l’oiseau rare ! Nous avons eu une très bonne relation. Elle a été charmante. On m’avait dit qu’elle était assez dure avec les femmes, mais elle a semblé m’adopter et m’a même emmenée déjeuner avec son fils Marc. Elle avait voulu le prendre comme assistant sur ce doublage pour essayer de le sortir de son état, déjà très atteint par la drogue. Quel gâchis, un si beau garçon, et quelle souffrance pour cette maman !

Anne Germain (Ann Reinking/Grace), Amélie Morin (Aileen Quinn/Annie) 
et Sady Rebbot (Albert Finney/M. Warbucks) : Allons voir un beau film
du film Annie (1982)


DLODS : N’avez-vous pas tenté après cette première expérience réussie de continuer une carrière de comédienne dans le doublage ?

J’ai eu les compliments enthousiastes de Roger Rudel, un grand comédien du doublage, qui m’a donné sa carte –comme Gainsbourg !- pour que je le rappelle, eh bien, là encore je n’ai pas osé me lancer. C’est vrai, j’aurais sans doute pu prolonger mon activité artistique par cette voie en découvrant un autre milieu que les chœurs dans lesquels arrivaient beaucoup de nouvelles têtes, et il commençait à y avoir moins de séances.

DLODS : Justement, pouvez-vous me parler de la fin du métier de choriste ?

Studio Barclay
La fin du métier –tel que je l’ai connu les dix premières années- a commencé lorsqu’on n’a plus enregistré tous ensemble, orchestre et chœurs. Il y avait alors une sorte de sélection naturelle : seuls pouvaient accéder à ce travail les musiciens et chanteurs pouvant mettre quatre titres en « boîte » dans les trois heures d’une séance : lecture, essais pour le son, enregistrement. Ensuite, avec les nouvelles techniques, nous avons enregistré à part les uns des autres. On a commencé à « doubler » ou « tripler » nos voix, ce qui donnait davantage de volume et corrigeait les imperfections ici ou là. Du coup, on pouvait prendre quatre choristes pour faire huit ou douze voix au final. Faites le compte de ceux qui restent à la maison ou vont pointer aux Assedic ! Autre horreur : remplacer les instruments par des synthés. Les synthés sont des inventions diaboliques ! Très intéressants pour créer des sons particuliers et donner une atmosphère particulière, des effets sonores, un climat spécial, mais carrément remplacer les vrais instruments c’est minable car le son est mécanique et sans vie. Forcément une belle économie pour le producteur. Petit à petit, ainsi, beaucoup d’orchestres vivants ont disparu et les musiciens avec.

DLODS : Aujourd’hui, touchez-vous des droits par exemple sur les musiques de films de Michel Legrand ?

Je vois que cette question éveille particulièrement votre curiosité ! En fait, il n’y a eu des droits sur la vente des disques des Parapluies ou des Demoisellespour personne. J’ai réussi à obtenir quelque chose pour Peau d’âne sur les disques, mais pas sur le DVD. C’est une histoire un peu compliquée et ce serait fastidieux et peu discret d’en décrire toutes les étapes. Comme tous les artistes aujourd’hui, je ne perçois que les droits recueillis par les sociétés de répartition Adami ou Spedidam suite à la loi Lang de 1985 concernant les « droits voisins » du droit d’auteur. Donc c’est récent. Cependant il paraît qu’aujourd’hui des producteurs « contournent » cette loi en faisant signer aux musiciens des abandons de droits à l’entrée du studio. Ceci m’a été indiqué par des collègues encore en exercice. Ceux qui ne sont pas d’accord ne sont plus rappelés. Il y a aussi de nombreux enregistrements, surtout dans la musique de films, qui se font dans les pays de l’est, vous le verrez si vous observez les génériques de fin de films. J’ai eu la chance de faire ce métier à une époque de rêve…

DLODS : Et pour L’île aux enfants ?

Quand Christophe Izard m’a prévenue que ce que j’avais enregistré pour la télé allait être exploité sur disque, je suis intervenue car une exploitation secondaire ne peut se faire sans l’accord de l’interprète. Là encore, longues et pénibles « palabres » qui m’ont valu des représailles –aïe aïe aïe- mais j’ai réussi à obtenir des droits satisfaisants pendant des années. Le titre ayant été utilisé récemment pour le film de Maïwenn Polisse (2011) j’ai reçu aussi quelque chose dessus. J’ai bien fait de me battre. Hélas trop d’artistes « s’allongent » par peur de ne pas travailler. Il y a tant de concurrence !



 Charlatan Transfer: Fume plus
Paroles et musique Claude et Anne Germain


DLODS : Plus tard dans votre carrière, vous avez écrit avec votre mari des chansons qui sont toujours chantées dans des chorales de nos jours…

Christiane Legrand faisait travailler beaucoup d’ensembles vocaux dans diverses écoles et elle avait besoin de matériel écrit « jazzy » façon Double Six en simplifié pour ses « élèves », souvent très bons. D’où quelques groupes qui se sont formés ensuite et ont fait des spectacles et disques comme Amalgam de Gabriel Cabaret –excellent travail- ainsi que Charlatan Transfer  de François Bessac –avec un très beau titre de nous deux, « Une carte postale »- et Cool in hot de Jean-Yves Jomier à Pau. Des groupes soit disant amateurs qui ont super bien chanté avec de très bons accompagnements. C’est donc pour Christiane que Claude s’est lancé dans ce travail. Nous avons fait les paroles ensemble. Un très bon groupe, Les Souingue, deux hommes/deux femmes, ont eu un temps de gloire il y a quelques années et nous ont chanté, aussi, malheureusement ils n’ont pu continuer très longtemps. Il y avait là Fabienne Guyon qui avait chanté dans Une chambre en ville (1982) de Jacques Demy et qui chantait très bien.


 Elèves du Conservatoire du VIIème arrondissement: Le temps d'avant
Paroles et musique Claude et Anne Germain

 
Nous avons fait un album pour voix d’enfants, Promenade au pays d’enfance, pour les éditions A cœur joie. Un autre aussi pour Comufra les éditions de Christiane Legrand, Le temps d’avant : une chanson assez dramatique sur un rythme gai par contraste, sur la disparition des espèces… Nous l’avons écrite bien avant tout ce qui est dénoncé sur ce sujet aujourd’hui. Il n’y a hélas qu’une « maquette » interprétée par les élèves du Conservatoire du 7èmearrondissement où Christiane donnait des cours. Michel Leeb qui avait entendu cet enregistrement l’adorait ainsi que ses filles. 

 Maîtrise du Conservatoire du Rueil-Malmaison: Voici venir Noël (live)
Paroles et musique Claude et Anne Germain

 
Et puis un « Noël » enregistré dans une église de Rueil-Malmaison par la maîtrise du Conservatoire de cette ville. J’aimerais bien qu’un jour elle soit sur un disque « en vrai », parce que « Petit papa Noël » ça commence à être usé ! Avis aux petits chanteurs de toutes les chorales ou des églises… J’ai le petit CD à vous faire écouter !

(NDLR : Chefs de chœurs, vous pouvez contacter danslombredesstudios@gmail.com pour plus de renseignements)

DLODS : Quel regard portez-vous sur la chanson d’aujourd’hui ?

Ce serait plutôt l’écoute. Franchement j’en suis restée à Voulzy et Souchon bien que j’aime aussi beaucoup Nolwenn, une des rares qui ne copie pas les Américains, elle fera une plus longue carrière que beaucoup. Dans l’ensemble, ce qui est diffusé aujourd’hui me paraît musicalement plus que pauvre. Il n’y a pratiquement plus de mélodies, tout est basé sur une rythmique répétitive, du coup tout se ressemble. Je préfère ne pas insister sur ce qui constitue le programme des « Victoires de la Musique », qui devrait s’appeler « Les Victoire de la Non-musique ». Si vous comparez ça à la richesse de la variété d’avant… Entre les chansons « rive gauche » de Jean Ferrat, la fantaisie de Pierre Perret, Hugues Aufray, Michel Fugain, ça s’était de la vraie chanson écrite avec respect pour la musique et la langue française. Ce qu’on « matraque » aujourd’hui est appauvrissant pour les « oreilles » des jeunes, et même souvent abrutissant. Il n’y a pas beaucoup de soleil dans cette sous-musique là. Réécoutez vite Charles Trénet « Y a d’la joie » par exemple, vous retrouverez la « pêche » comme on dit. Je tiens à signaler parmi ce temps d’indigence deux très belles, vraies chansons d’Yves Duteil qui ne cède pas à la mode et garde sa personnalité : « Le mur de la prison d’en face » et « La mer ressemble à ton amour ». Merci monsieur et « bravo » !

DLODS : Anne Germain, je vous remercie pour ce passionnant entretien. Je suis, depuis que nous nous connaissons, toujours impressionné par votre extraordinaire mémoire.

C’est que j’ai vécu ce métier et plus généralement mon « chemin de vie » avec passion. Rien ou presque ne m’a laissé insensible ou indifférente, tout ou presque s’est imprimé dans ma mémoire sans que je me force. C’est pourquoi j’ai une énorme réserve de souvenirs –et encore je ne vous ai pas tout raconté !- un long film avec son et images encore bien nets. Ah oui… « Souvenirs ! Souvenirs ! »(rires).

En conclusion : « élève douée, mais on espère qu’elle fera mieux la prochaine fois ».


BONUS:

 Message d'Anne Germain aux lecteurs de "Dans l'ombre des studios"


 Joe Dassin : Indian summer (1976)
avec Nadine Doukhan, Hélène Devos, Nicole Darde et Anne Germain


Jacques Revaux (Le Prince) et Anne Germain (Peau d'âne): 
Séance de travail pour la chanson "Amour, amour"
du film Peau d'âne (1970)



(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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Communiqué commun : Festival Les Anciens Doublages Disney

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COMMUNIQUÉ COMMUN:

Voici maintenant plusieurs années que nos quatre sites, La Gazette du Doublage, Dans l’ombre des studios, Film Perdu et Les Grands Classiques s’unissent pour retrouver des informations et des éléments sonores concernant les premiers doublages Disney tombés dans un injuste oubli. En raison des vagues de redoublages successifs, certains sont perdus depuis cinquante ans et seuls subsistent quelques extraits. Les recherches sont si complexes que la collaboration de nos quatre sites est primordiale dans ce dossier, chacun apportant les compétences qui lui sont propres (archives sonores, archives papier, identification de voix, restauration, lien avec les interprètes de l’époque, etc.).

La découverte, la restauration et l’analyse de la VF originale de Blanche Neige et les sept nains fut l’année dernière l’un des points culminants de cette collaboration.

Nous avons le plaisir de vous annoncer que nous avons retrouvé de nouveaux extraits de premiers doublages Disney, certains très courts (4 mn de plus que ce qui avait déjà été retrouvé pour La Belle au Bois Dormant) et d’autre très longs (la quasi-totalité de la 1ère VF de Bambi a pu être reconstituée), et que nous vous proposerons pour chacun de ces films une analyse voxographique et des extraits dans ce qu’on pourrait appeler un mini « Festival des anciens doublages Disney ».


Lundi 2 juin : Pinocchiosur Film Perdu

Mardi 3 juin : Bambisur Les Grands Classiques

Mercredi 4 juin : Alice au Pays des Merveilles sur La Gazette du Doublage

Jeudi 5 juin : La Belle au Bois Dormant sur Dans l’ombre des studios.


Les extraits resteront en ligne pour une durée très courte, donc soyez réactifs !

Bande-annonce de l'événement:


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La Belle au Bois dormant (1959) : ses deux doublages

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Dans le cadre du festival «Les anciens doublages Disney » organisé avec « Film Perdu », « La Gazette du Doublage » et « Les Grands Classiques », j’ai le plaisir de vous présenter des extraits inédits ainsi qu’une analyse de l’adaptation et des voix du premier doublage du chef d’œuvre de Walt Disney La Belle au Bois Dormant (1959). Exceptionnellement, j’ai proposé à mon ami Gilles Hané de co-écrire avec moi cet article, d'où l’emploi de la première personne du pluriel. Nos remerciements à Colette Adam, Huguette Boulangeot, Roger Carel, Jean Cussac, Serge Elhaïk, Anne Germain, Jacques Pessis, Greg Philip et Guy Severyns pour leur contribution à cet article.

Bien qu’ayant connu un succès public et critique très mitigé à sa sortie, La Belle au Bois Dormant est considéré par les puristes comme un film phare dans l’œuvre de Walt Disney, car l’ambition artistique de ce projet ne sera jamais égalée par les studios Disney dans les trois décennies suivantes. La stylisation des personnages, la beauté des décors et la musique de Tchaïkovski, donneront aux spectateurs le souvenir d’un film d’une grande force esthétique.

La Belle au Bois dormant a connu deux doublages français, le premier pour sa sortie en 1959 et sa reprise en 1971, le second pour une nouvelle sortie cinéma en 1981. Dès lors, le premier doublage est passé aux oubliettes, et les ressorties de 1987 et 1995 ainsi que les K7 vidéo, CD de la B.O.F, Laserdisc, DVD, et autres Blu-Ray ont repris la nouvelle adaptation. De cet enregistrement, seuls subsisteront dans le commerce  pendant des années les chansons du film : « C’était Vous » - uniquement la partie chantée par la princesse se terminant par ses vocalises (utilisée dans certaines compilations en CD), et « Le Monde », « Gloire à la Princesse Aurore », « A toi La beauté », ainsi que le premier couplet de la chanson des Rois : « Trinque ». Ces airs figurent dans l’enregistrement réalisé en 1959, gravé sur le disque 25 cm proposé par le label  « Le Petit Ménestrel, »  en collaboration avec les studios Disney, et raconté superbement par Michèle Morgan entourée de comédiens talentueux. Cet enregistrement de l’histoire et des chansons du film, contrairement à de nombreux autres titres de la collection ne fut jamais réenregistré et fit l’objet d’une longue exploitation, 30 cm, CD avec diverses couvertures, ce qui en dit long sur sa qualité artistique. Certains airs sont repris dans le disque 17cm raconté par Caroline Cler, et dans des compilations de chansons publiées chez le même éditeur. C’est d’ailleurs l’une des rares fois où ces chansons sont reprises de la bande sonore du film sans être réenregistrées ou réadaptées, pratique alors courante dans la collection le Petit Ménestrel.

Au catalogue de Film Office en super 8mm, un premier montage sonore des scènes finales du dessin animé, « Le Prince et le Dragon »,  fut également longtemps disponible. Bizarrement, et de manière plus brève, dans un montage deux fois plus long de chansons populaires de films de Disney paru après 1981, intitulé « Disney Mélodies », on pouvait encore entendre « C’était vous » jusqu’à l’intervention du Prince. Ces articles, très onéreux à l’époque, étaient réservés à une élite sociale équipée de projecteurs sonores, ou de passionnés, et furent donc distribués dans un circuit plus restreint que les vinyles suscités. Un autre montage sonore en super 8mm, de 60 m, disponible à partir des années 80 : « Valse de la Forêt » reprenait le réenregistrement de 1981, contrairement à ce que l’on peut trouver affirmé sur certains sites.

Il y a quelques années, deux passionnés ont diffusé plusieurs extraits inédits du premier doublage : la forêt (Le Monde / C’était vous), la préparation des surprises d’anniversaire, Eglantine guidée par Maléfique, Maléfique et Philippe dans le cachot / Evasion et combat de Philippe. Très récemment, nous avons retrouvé de nouveaux extraits très courts, ce qui a permis à notre ami Greg Philip (Film perdu) de réaliser un montage avec le talent qui est le sien. Nos apports sont minimes, mais plairont certainement aux fans de La Belle au Bois Dormantet de son premier doublage. Quels sont-ils ?

-Courts extraits de la scène du baptême d’Aurore
-Scène « Eglantine guidée par Maléfique » commencée quelques secondes plus tôt par une discussion entre les fées
-Courte réplique de Flora (« Partons ») au chevet d’Aurore (omise dans la version de 1981)
- Intégration de la chanson « Trinque » et de plusieurs chœurs qui avaient été en partie utilisés pour le disque de l’histoire du film racontée par Michèle Morgan.
-Intégration de l’image des  génériques d’époques de début et de fin, disponibles dans le Laserdisc du second doublage (ce qui explique pourquoi nous avons laissé le chœur en V.O.). Notons que le générique de début contient la distribution du premier doublage, la mention « d’après le conte ravissant de Charles Perrault » et que le générique de fin est différent de celui de la V.O : après un fondu au noir qui l’écourte, avant l’extinction de la bougie, le mot « fin » est indiqué dans un carton à part, alors que dans la V.O « The end » est en surimpression du livre fermé, après l’extinction.

Ces nouveaux éléments nous donnent l’opportunité de rectifier la fiche "voxographique" donnée sur le forum de « La Gazette du Doublage » par un voxophile en 2003, recopiée avec ses erreurs sur de nombreux sites, et même retrouvée sur le passionnant et magnifique ouvrage que Pierre Lambert a consacré à La Belle au Bois Dormant. Ils nous permettent également de faire une analyse comparative de l’adaptation et des voix des deux doublages :


L’ADAPTATION DES DIALOGUES

Pierre-François Caillé
L’adaptation des dialogues est signée par Pierre-François Caillé (1907-1979), traducteur de référence. On lui doit notamment la traduction du livre Autant en emporte le vent et la fondation de la Société Française des Traducteurs (1948). Il adapte le doublage de plus de cent cinquante films, parmi lesquels Autant en emporte le vent (1945) pour sa sortie en France en 1950, Vera Cruz(1954), Les 101 Dalmatiens (1961), Quoi de neuf, Pussycat ? (1965) ou Pendez-les haut et court (1968). Un prix de traduction porte son nom. 
Son adaptation est plus précise, riche et fidèle que celle réalisée en 1981 par Natacha Nahon (ce qui n’enlève rien aux mérites de cette dernière, d’autant que le problème des « redoublages » chez les adaptateurs est épineux puisqu'ils sont tenus par la Sacem de faire une adaptation différente de celle du premier doublage pour ne pas être accusés de plagiat).
Natacha Nahon a adapté plusieurs Disney dans les années 70/80 : Les aventures de Bernard et Bianca (1977), Le Petit Âne de Bethlehem (1978)et s’est également chargée à cette même époque de la réadaptation de Dumbo(1980).

Précise…

- Pierre-François Caillé utilise le terme exact de baquet et non de seau pour animer les ustensiles de ménage dans la chaumière,

- Le futur épousé est accusé par Pimprenelle d’être « décati » (old en anglais). C’est une exagération comique, car le Prince Philippe n’a peut être que cinq ans de plus que la princesse Aurore et n’est pas vraiment défraichi ! En 1981 il est simplement qualifié d’« horrible », la référence à l’âge disparaît … avec l’humour. Certes, peu d’enfants connaissent le premier adjectif, mais désormais ils ont perdu l’occasion de le découvrir.

Riche…

- Le sortilège final de Maléfique sur le château de Stéphane est, par Pierre-François Caillé « Qu’une forêt de ronces devienne son tombeau, dans un nuage de mort qu’elle croisse inextricable, assouvis ma vengeance, je la veux implacable, que la malédiction règne autour du château ». Plus sépulcral et vindicatif que « Qu’une forêt de ronces soit désormais son tombeau, qu’un orage se déchaine et qu'il gronde la haut, vas, cours et porte par-delà l’horizon, au château et alentours cette malédiction ».

Fidèle…

- Eglantine est la traduction de Briar Rose, le pseudonyme exact utilisé par les Fées d’après le narrateur de la V.O., et non Rose comme dans la version de 1981. Mais les marraines utilisent le diminutif de Rose en anglais à plusieurs reprises à l’égard de leur filleule. On imagine donc que Natacha Nahon a choisi « Rose » pour des questions de synchronisme.

- C’est bien « Avant le coucher du soleil, à son seizième anniversaire » et non « avant l’aube de ses seize ans » que la princesse doit se piquer et se piquera le doigt… Ce qui maintient le suspens après la découverte de la véritable identité d’Eglantine par le corbeau, et oblige Maléfique à agir très vite pour que sa prédiction se réalise. Un traveling abandonne d’ailleurs les trois Fées penchées sur le corps inanimé d’Aurore, pour cadrer un soleil se couchant encore, dans l’embrasure de la fenêtre du donjon, soulignant l’accomplissement de la funeste prophétie de la sorcière. Ce soleil, enfin couché, quelques secondes plus tard est d’ailleurs le signal pour démarrer les festivités associées au retour de la Princesse Aurore, que l’on croit rescapée de la malédiction de Maléfique.

- En anglais, Flora arme le bras de Philipe d’un bouclier de Vertu et d’une épée de Vérité, ces appellations symboliques sont conservées par Pierre François Caillé, Natacha Nahon ne donne au Prince qu’un simple bouclier, mais l’épée de Vérité garde son nom.




Des différences de points de vue entre les deux doublages…

-Maléfique est toujours la Fée du Mal chez Caillé, elle invoque les forces du Mal qu’elle commande après que son sort est accompli, et aussi quand elle se change en dragon pour tenter d’arrêter le Prince qui a osé la défier. La référence à l’Enfer au moment de cette métamorphose dans le deuxième doublage paraît presque inadaptée car connotée religieusement. Le Mal est plus universel, car moral, et plus laïque. Pourtant, si l’on suit à la lettre la Version Originale ("Now shall you deal with me O Prince, and all the powers of hell !"), … c’est quand même Natacha Nahon qui a raison !

-Eglantine, avec Pierre-François Caillé, qualifie le prince de ses rêves de « romanesque » (sorti d’un roman). Il est devenu « romantique » chez Natacha Nahon. Le terme « romantic »  dans la V.O. recouvre les deux notions. Mais il y a une différence. A qui donner raison ? Ca se discute…

Quelques imperfections dans le premier doublage :

-Le vocabulaire d’Eglantine est parfois un peu daté. Elle déclare qu’elle a « roulé » ses marraines, Rose en 1981 se contente de leur « désobéir ».

- Les incantations de Pimprenelle lorsqu’elle fait le ménage, et de Flora concevant la robe, sont normalement en vers en V.O. tout comme les explications de Flora au Prince lors de sa libération du cachot du château de la Montagne Interdite. P. F. Caillé a choisi de ne pas versifier, à la différence de Natacha Nahon qui, elle, ne fait rimer que Flora en ces deux occasions.

Quelques incohérences dans le deuxième doublage :

- Pimprenelle dans la V.O. sauve la Princesse en la plongeant dans le sommeil et non dans la mort. Mais jamais la durée de 100 ans n’est explicitement évoquée dans ce passage de la V.O.

- Lorsque la Princesse s’adresse en parlant à la chouette déguisée en Prince ou au prince lui même, elle les vouvoie. Philippe continue de la vouvoyer dans la partie dialoguée. En revanche lorsqu’ils chantent, ils n’hésitent pas à se tutoyer à tour de rôle. La musique adoucit les mœurs, c’est bien connu !

- Maléfique passe du tutoiement au vouvoiement lorsqu’elle s’adresse à son corbeau. « - Et toi, tu es mon dernier espoir, prends ton vol et va enquêter… » ;  mais alors qu’il vient d’être changé en gargouille par Pimprenelle : « - Et vous, dites à ces folles de… »  hurle Maléfique, comme si elle s’adressait à une foule éloignée d’elle.
Erreur, elle parle à son corbeau !
Les folles, ce sont ses sbires, ses créatures que Pierre-François Caillé lui fait traiter de sottes. Mais chez lui, la méchante Fée tutoie son corbeau et lui parle sans hurler, conformément à la version originale…puisque seuls cinquante centimètres les séparent !


L’ADAPTATION DES CHANSONS

Comme pour La Belle et le Clochard (1955), l’adaptation des chansons en 1959 est signée Henry Lemarchand (parfois orthographié Henri). Cet auteur de chansons qui a adapté il y a déjà des années « Lily Marlene » en français et en écrira encore de nombreuses autres, signera aussi l’adaptation des airs de La Mélodie du Bonheur (1966). Un autre nom est associé à Henry Lemarchand pour cette adaptation de La Belle au Bois Dormant : Michel Lukine. Il n’apparaît pas sur les cartons du générique français de 1959, ni sur les brochures publicitaires, mais est fréquemment cité comme co-adaptateur des chansons tant sur le livre disque Disneyland évoqué précédemment, que sur différentes reprises de « C’était Vous », dont les paroles se rapprochent de la version de 1959, par Mathé Altéry (chez Pathé), mais aussi Marie Myriam (Le Petit Ménestrel), voire même plus tardivement Douchka (Ibach/Polygram) !
En 1981, Natacha Nahon, en plus des dialogues,  adapte également les chansons, elle n’a peut-être pas encore un « pedigree » équivalent. La force de l’expérience joue un peu contre elle sur l’air principal du film : « C’était vous » nous paraît mieux écrit que « J’en ai rêvé », et la prosodie utilisée sur « l’il-lu-si-on »  qui parfois nous ment par Huguette Boulangeot, est parfaite.
Les  offrandes des fées chantées par les chœurs au début du film sont aussi plus allégoriques et donc plus poétiques en 1959, que celles plus descriptives proposées par Natacha Nahon.
Dans cette dernière adaptation, l’adjectif joli (assez pauvre) est un peu galvaudé :
- Jolie Princesse reçoit tous nos vœux (Gloire à la Princesse Aurore)
- Sa voix sera jolie - (Les dons des Fées)
- A celui, que la nuit, je vois dans mes rêves si jolis - (Je voudrais)
- Un aussi doux rêve est un présage joli- (J’en ai rêvé)

Quelques incohérences relevées dans le 2èmedoublage :

- Le terme « belle au bois dormant » signifie « la jeune fille dormant dans le bois » (le bois que la 7ème fée chez Perrault a fait pousser pour protéger son sommeil de 100 ans). Natacha Nahon déforme ce sens dans la chanson « Je voudrais » en faisant dire à Rose « Je suis sa belle au bois dormant ». La belle de l’inconnu parce qu’il hante ses rêves alors qu’elle vit recluse dans la forêt ? Briar Rose, en anglais, attend simplement que quelqu’un vienne à sa rencontre pour lui chanter une chanson d’amour. En V.O., l’expression "Sleeping Beauty" n’est citée que dans la chanson où les fées endorment le château, car la notion de bois ne figure pas dans le titre anglais, et à ce moment-là Aurore est bien endormie ! Natacha Nahon glisse à nouveau donc « la belle au bois dormant » dans cette chanson… bien qu’aucun bois n’entoure pour l’instant le château. Mais « La Belle au Bois Dormant » est presque uneantonomasepour désigner une belle jeune fille endormie… avec ou sans bois !

- La chanson « J’en ai rêvé » est chantée avec des paroles différentes par Rose et les chœurs du début ou de fin de film : ainsi « un aussi doux rêve est un présage joli » (chœur) / « … un présage d’amour » (Rose). Avec « amour » la rime avec « mornes et gris » qui arrive dans les vers suivants se perd. Le remplacement d’un mot par l’autre parait presque une erreur non remarquée lors de l’enregistrement.


LES COMEDIENS

Le directeur artistique du premier doublage ne figure pas au générique. Il s’agissait certainement de Serge Nadaud ou Henri Allegrier-Ebstein. Le deuxième doublageétait quant à lui dirigé par la comédienne Jacqueline Porel, qui à la manière des apparitions « hitchcockiennes » s’attribuait régulièrement quelques répliques dans les doublages qu’elle dirigeait (dans le doublage de 1981 elle double la Reine). Le jeu des comédiens est globalement plus théâtral en 1959, du fait des origines d’une partie de la distribution, de la direction des comédiens à l’époque et aussi peut-être à cause de l’adaptation plus classique. En 1981, le jeu s’est allégé…mais les personnages y ont peut être perdu un peu de caractère, et la tension dramatique s’en ressent.

Dans le premier doublage, Aurore est doublée par une certaine Irène Valois sur laquelle nous n’avons aucune information. Il s’agit certainement d’une jeune comédienne qui  a arrêté sa carrière assez tôt. Elle fait plus enfantine et naïve que Janine Forney (doublage de 1981), dont la voix fragile convient bien aux jeunes adolescentes frondeuses (Pamela Franklin dans Les belles années de Miss Brodie (1969)), ou aux jeunes femmes perturbées (Margot Kidder dans Sœurs de sang (1973)). En 1981, Aurore paraît plus malicieuse, contemporaine mais aussi un peu moins altière que dans la version originale. Mais ni Irène Valois ni Janine Forney n’arrivent à égaler la voix de Mary Costa, plus sophistiquée, dotée d’une diction raffinée et aristocratique. Avec elle, Aurore bien qu’élevée pendant 16 ans au milieu d’une forêt, s’exprime déjà comme une princesse. Quelle distinction innée !

Jeanne Dorival
Pour Maléfique, le ton du doublage de 1959 nous semble plus juste, même si le jeu est un peu théâtral, Maléfique reste toujours maîtresse d’elle-même. Elle est doublée par Jeanne Dorival dont la carrière est assez confidentielle et même mystérieuse : quelques feuilletons radiophoniques comme Signé Furax (dans le rôle de Malvina avec Maurice Biraud, dont elle était proche) et Les Maîtres du Mystère,  peu de télévision ou de cinéma, un peu de théâtre (il est possible qu’elle ait un lien de parenté avec Georges Dorival, sociétaire de la Comédie-Française), on perd complètement sa trace en 1962. Nous avons contacté le journaliste et réalisateur Jacques Pessis, qui nous a indiqué n'avoir lui-même pas réussi à retrouver sa trace (ni celle d'éventuels ayants-droit) au moment de l'édition CD de Signé Furax dont il est le producteur. Tout ce qu'il peut nous dire, c'est que Jeanne Dorival ne faisait pas partie de la "bande" habituelle de Pierre Dac et Francis Blanche... Dans La Belle au Bois dormant, Jeanne Dorival compose son personnage : elle insiste volontairement sur des mots pour donner davantage de reflet à son texte. Apparitions et départs spectaculaires au baptême, ou dans la tour haute du château, transformation finale en dragon : Maléfique est un peu cabotine, et Jeanne Dorival est en parfaite adéquation avec cette sorcière qui s’exprime fréquemment avec ironie et condescendance. Cela concorde avec un univers de conte de fées, qui supporte très bien une certaine emphase.

Maléfique reste affectée en 1981, mais plus en surface, du fait d’un texte un peu moins riche ; mais parfois elle perd son sang-froid et va jusqu’à hurler (notamment dans la scène finale). Sylvie Moreau, dont la voix profite d’une bonne « réverbe » tout au long du film, rajeunit beaucoup Maléfique et la rend presque séduisante, élégante, voire suave (pour mémoire elle a doublé Sigourney Weaver dans Working Girl). Grâce à elle, on se rend enfin compte de la beauté de ses traits sous ses cornes, mais,  elle surjoue un peu, ses rires prolongés par exemple, manquent parfois d’authenticité. Mais indéniablement, Sylvie Moreau apporte une touche personnelle, indélébile à la personnalité de Maléfique. Le seul soucis de continuité vocale ne peut justifier qu’elle ait été à nouveau distribuée dans ce même rôle, des années plus tard, sur le jeux vidéo Kingdom Hearts 2, et en voix-off dans la bande annonce française pour le lancement du film en Blu-Ray.
Jeanne Dorival lui donne, quant à elle, un côté plus autoritaire et sec, elle semble aussi plus âgée, cependant sa voix se rapproche davantage du timbre d’Eleanor Audley. C’est important  car le rire de cette dernière a été laissé à plusieurs reprises dans les 2 VF, et donc Jeanne Dorival  est plus « raccord ».



Jeanne Dorival (Duchesse d'Olivarès) et Danièle Condamin (Princesse d'Eboli)
dans Don Carlos (1957)


Flora sonne un peu plus vieille et plus « rustique » en 1959 dans la bouche d’Henriette Marion, comédienne habituée aux personnages à fort tempérament. Chez Disney, on la retrouve les années suivantes dans Les 101 Dalmatiens (Nanny, la gouvernante), Merlin l’enchanteur(Aglaé, la cuisinière d’Hector) ou bien encore Mary Poppins (la femme aux oiseaux). En 1981, le personnage sera doublé par l’excellente Paule Emanuèle, habituée des doublages de Jean-Pierre Dorat et Jacqueline Porel (La Reine de Cœur dans Alice au Pays des Merveilles(doublage de 1974), Shelley Winters/Lena Logan dans Peter et Elliott le dragon (1977), Big Mama dans Rox et Rouky (1981), Tante Sarah dans La Belle et le Clochard (doublage de 1989), etc.). Toutes les deux sont proches de la V.O (Verna Felton) tout en apportant des nuances différentes. Henriette Marion est plus dramatique et grave (par exemple dans de la scène de libération du Prince, où elle instaure une vraie tension), Paule Emanuèle apporte quant à elle une dimension plus joviale à la rondeur du personnage, particulièrement dans les préparatifs de l’anniversaire de la princesse.


Henriette Marion (Mlle Dochet) et Jean Richard (Maigret)
dans Les Enquêtes du commissaire Maigret : La maison du juge (1969)


Colette Adam en 1932
Voix française occasionnelle de Joan Fontaine, Maureen O’Hara ou bien encore Ida Lupino, la voix de Colette Adam est méconnaissable lorsqu’elle interprète Pâquerette(et non Pimprenelle, comme indiqué sur tous les sites). Si elle ne figurait pas au générique et si elle ne nous avait pas elle-même confirmé sa participation à ce doublage lorsque nous l’avions interviewée il y a une dizaine d’années, il nous en serait permis d’en douter. Issue d’une famille proche de George Sand (qui participera à la grande donation du Musée de la Vie Romantique), Colette Adam a fait ses débuts au Théâtre de l’Odéon au début des années 30. Sa silhouette assez fine lui permet de jouer notamment Chérubin dans Le Mariage de Figaro. Voisine de Camille Guérini dans le quartier des Pyrénées à Paris, qu’elle côtoie à la ville et en studio, elle est restée très amie de Renée Simonot (membre avec elle de « La Costière », l’association des anciens de l’Odéon) avec qui, dans les années 40, elle partage les jeunes premières du cinéma américain ; son amie aux studios Paramount, et elle à ceux de la Fox. « Un jour où je venais au studio avec de magnifiques chaussures en pécari, Nicolas Katkoff (directeur du studio) me dit « Dis donc, ça marche bien la synchro! » » nous confiait-elle avec amusement. La Belle au Bois Dormant est l’un de ses derniers doublages, car en raison d’engagements de moins en moins nombreux, elle arrête le métier vers 1960 au profit d’une sage reconversion dans un poste administratif pour une caisse de retraites. Sa Pâquerette, très contrastée, fait un peu gâteuse et gaffeuse mais dégage aussi un réel potentiel comique et émotionnel. En 1981, Marie-Christine Darah, qui est à la fois la voix française de Whoopi Goldberg, mais aussi celle du jeune renard dans Rox et Rouky(1981), adoucit quelque peu les contours.

Les interprétations de Pimprenelle par Jacqueline Ferrière (et non Colette Adam) en 1959 et Jeanine Freson en 1981 sont sensiblement identiques et conformes à l’originale : Barbara Luddy, qui prêtait sa voix à Lady dans « La Belle et le Clochard ». C’est probablement l’unique incursion de Jacqueline Ferrière dans le dessin animé, plus habituée aux brunes brûlantes hollywoodiennes (Ava Gardner, Jane Russell), mais elle s’y glisse parfaitement ; tout comme Jeanine Freson qui prêta souvent sa voix à Natalie Wood.

Jacques Berlioz
La fiche établie en 2003 donnait pour le Roi Stéphane le nom de Raymond Rognoni et pour le Roi Hubert le nom de Jacques Berlioz, mais l’écoute de ces nouveaux extraits nous prouve que c’est tout le contraire. Jacques Berlioz (voix des grands seconds rôles Ed Begley, Louis Calhern et Lionel Barrymore, et du père de Don Diego/Zorro dans les premières saisons) prête sa voix grave et granuleuse à Stéphane, et Raymond Rognoni (fondateur de l’école des enfants du spectacle, voix de Joyeux dans le doublage de 1962 de Blanche-Neige et les sept nains) apporte sa rondeur bonhomme au Roi Hubert, comme il l’avait fait à Peter Lorre dans Vingt mille lieues sous les mers (1954). Roger Carel remplace Rognoni à l’identique en 1981, en y apportant une note peut-être plus comique. Autre membre de l’ « écurie » Porel, René Bériard prête sa voix à Stéphane dans ce deuxième doublage pour les dialogues. Pour la chanson « Trinquons à ce soir », il semble avoir eu le soutien du chanteur Henry Tallourd.

Grand habitué des studios de doublages des années 40 aux années 70, Maurice Nasil double l’aboyeur de la cour en 1959. Marc François lui succèdera en 1981, en y mettant une touche plus « solennelle ».


LES CHANTEURS

Dans la première version, les chanteurs sont dirigés par le grand chef d’orchestre Georges Tzipine. Chez Disney, il officie depuis la Libération, sera remplacé par André Theurer pendant les années 60 (du redoublage de Blanche Neige et les sept nains en 1962 à Les Aristochats en 1970) avant de reprendre le flambeau en 1971 avec L’apprentie sorcière jusqu’en 1979 où il sera remplacé pour la décennie qui suit par notre ami Jean Cussac (chanteur classique, choriste dans la variété et le doublage, membre des Swingle Singers) qui assurera donc la direction musicale du doublage de la version de 1981.

Nous avons pu grâce à ce dernier (qui n’a pas travaillé pour le premier doublage mais qui est de la génération de ses chanteurs) et à Serge Elhaïk contacter les chanteurs du premier doublage :

Huguette Boulangeot
Veuve du chanteur Michel Hamel, Huguette Boulangeot est une chanteuse lyrique, à qui on doit de nombreux enregistrements d’opérettes (dont certains ont été réédités en CD, ou sont disponibles sur les plateformes de téléchargement : L’auberge du cheval blanc, Les cloches de Corneville), ainsi que des valses pour le disque et la radio. Elle cessera d’enregistrer vers 1973 en raison de problèmes de voix suite à une opération, et enseignera pendant un moment le chant dans un conservatoire du Nord dirigé par son amie Claudine Collart. Elle ne se souvient plus précisément du doublage de La Belle au Bois Dormant, à part qu’elle avait beaucoup apprécié ce doublage et qu’elle n’en a, dans son souvenir, pas fait d’autres. Pour le chant d’Aurore, la voix d’Huguette Boulangeot est plus proche de l’originale, la soprano Mary Costa, qui assurait dans la version originale les dialogues et les chansons. Les vocalises d’Eglantine en forêt, conservées en version originale, s’harmonisent facilement avec sa voix, plus opératique que celle qui lui succède en 1981.
Danielle Licari
Danielle Licari
est une ancienne élève de la Maîtrise de Radio France, qui a notamment prêté sa superbe voix à Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg (1964), puis a connu un succès international avec le « Concerto pour une voix » qui l’a conduit à mener par la suite une carrière de soliste sous le label Barclay au travers de plusieurs albums dans les années 70. La version de Danielle Licari est plus simple, plus « variété » ;  sa voix très pure s’harmonise aussi avec les vocalises de Mary Costa,  et elle est forcément plus adéquate pour les oreilles des enfants de 1981 et d’aujourd'hui, car plus contemporaine que la précédente. En ce sens, elle s’adapte parfaitement avec le jeu moderne de Janine Forney. Cependant ni Huguette Boulangeot, ni Danielle Licari ne raccordent parfaitement avec leurs voix parlées, mais cela n’a que peu d’importance, grâce à leur talent respectif, la magie opère. D’ailleurs, des chanteuses aussi différentes que Micheline Dax ou Natalie Dessay, qui ont officié elles aussi dans le doublage, ont prouvé que des voix parlées et chantées pouvaient être complètement différentes.

La voix du Prince en 1981 est plus légère et plus jeune que la V.O. et très caressante tant parlée (par Guy Chapelier) que chantée (par Olivier Constantin). Ici les  deux timbres s’accordent parfaitement. En 1959, la voix de Philippe est plus riche en testostérone, se rapprochant ainsi de la voix originale (Bill Shirley). C’est Guy Severyns qui double le Prince. Comme nous connaissons peu sa carrière il nous a fait part de quelques souvenirs : « Je suis entré en 1942 au Conservatoire, mais le classique c’était trop sérieux pour moi, j’ai préféré faire du music-hall. Pendant la guerre, j’ai connu Eddie Barclay qui pour contourner l’interdiction de danser dans des bals avait ouvert un cours de danse, ce qui était autorisé. J’ai fait mes débuts en allant de concours de chant en concours de chant: amateurs puis semi-professionnels puis professionnels. Je faisais aussi beaucoup de galas gratuits pour les anciens prisonniers de guerre. Un jour j’ai gagné un concours à la radio, j’étais ex-aequo avec Jacqueline François. Ce prix-là m’a donné deux émissions avec l’orchestre de Jo Bouillon qui était à la RTF à l’époque. Et deux mois après je l’accompagnais comme chanteur d’orchestre avec sa femme Josephine Baker dans toute l’Europe, notamment en Suisse et en gala international à Berlin. J’ai aussi été chanteur d’orchestre pour Hubert Rostaing, on a fait des galas à Oran et Alger. J’ai fait énormément de radio : j’avais des émissions régulières comme pendant deux ans « Centrale 21-53 » avec Gisèle Paris et Robert Beauvais tous les dimanches matin en direct du Rex. Je devais chanter ce que les auditeurs demandaient au téléphone pour des anniversaires, des amis, etc. Pierre Spiers dirigeait l’orchestre et je chantais un peu de tout en fonction des demandes, après avoir répété rapidement en studio. J’ai aussi enregistré pas mal de disques pour Guy Lafarge avec qui j’ai débuté vers 47-48, j’ai même eu un prix à Deauville avec une chanson de lui qui s’appelait « Pour moi tout seul ».
J’ai fait un duo avec sa compagne Eliane Thibault (voix de Mary Poppins, ndlr), « Le Sable et la Mer ».Guy Lafarge m’a appris à bien articuler les chansons, il me disait « Une chanson c’est comme une petite pièce de théâtre en trois couplets, et un refrain ». C’était un temps où les chansons voulaient dire quelque chose.

Et puis j’ai été chanteur d’orchestre au Claridge sur les Champs Elysées, et chanteur au Lido. Au Lido c’était une sécurité financière car je travaillais tous les soirs mais ça m’a un peu coupé de la radio et de la télé car j’y ai travaillé cinq ans, je finissais tous les soirs à 2 ou 3 heures du matin, donc c’était impossible d’enchaîner le lendemain matin avec du studio. Quand ça s’est fini j’ai essayé de me remettre dans le circuit mais les places étaient prises. L’acteur André Pousse qui était également impresario m’a envoyé au Liban pour faire sept mois avec la revue du Moulin-Rouge et j’ai enchaîné avec cinq ans au Moulin-Rouge. Ca m’a permis de faire vivre ma famille, mais on ne peut pas chanter ce qu’on veut dans ces boîtes-là, il y a un programme imposé pour les touristes, etc. Et il ne faut pas avoir des problèmes de voix, ça m’est arrivé une seule fois d’être aphone et je m’en souviens encore. Comme je voyais que ma carrière n’allait pas me mener bien loin j’ai accepté la proposition de quelqu’un (que je connaissais du temps où je chantais des publicités à la radio) de me reconvertir : je suis entré dans les laboratoires Vichy, d’abord comme représentant puis comme responsable des étalages. J’ai travaillé jusqu’à soixante-cinq ans alors ça me fait rigoler quand on parle de la retraite à soixante ans. J’ai commencé à travailler en 39, ce n’est pas ma faute s’il y a eu la guerre (rires). »

Guy Severyns : Quelqu'un viendra demain (1957)

Quand on lui parle de doublage : « Je faisais beaucoup de radio, énormément de publicités à Radio Luxembourg avec la secrétaire du directeur qui était la maman de Jean-Loup Dabadie,  car toutes les publicités étaient chantées à l’époque. Mon grand succès était Banania, Aspro aussi, les graines Vilmorin. Mais également pas mal de doublage dans les années 50, car dans beaucoup de films américains qui arrivaient pour être doublés il y avait des chansons et on me demandait. Je travaillais principalement pour Georges Tzipine, chef d’orchestre et responsable de la synchronisation. J’en ai fait une dizaine avec lui, notamment dans les studios de Gennevilliers, mais je ne me souviens plus des titres, à part La Belle au Bois Dormant, dont je n’ai malheureusement conservé aucune copie. Ca se faisait par coup de fil, il fallait pouvoir déchiffrer rapidement la musique, souvent on enregistrait séparément ce qui explique pourquoi je ne me souviens plus très bien de mes partenaires. Je me rappelle avoir doublé un chanteur-comédien-danseur très talentueux, mais il est malheureusement décédé assez jeune, donc tant pis pour moi ! (rires) ».

Un autre élément à signaler pour les chansons est l’importance des chœurs dans la musique du film. En 1959, ils sont interprétés par le Chœur Marguerite Murcier, cette dernière étant (selon Jean Cussac  qui  a fait partie de ce chœur à ses débuts, tout comme d’autres choristes de variétés de formation classique comme Jeanette Baucomont ou Michèle Bertin-Conti) organiste à l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont (Paris). Son  ensemble vocal accompagnait dans les années 50 bon nombre de chanteurs comme Edith Piaf ou Luis Mariano, et participait à des musiques de films et des doublages. Il était constitué de chanteurs lyriques issus notamment de l’Opéra-Comique, toute une génération balayée à la fin des années 50 par l’arrivée des choristes « modernes » avec des voix non lyriques inspirées par le jazz vocal. Si les chanteurs du Chœur Murcier ne sont plus engagés dans la variété dans les années 60, certains continueront en revanche à faire quelques chœurs dans des doublages comme Pierre Marret ou Georges Théry (Mary Poppins (1964), etc.), fondateurs du groupe Les Compagnons de la Barrique.

Dans la première version française de La Belle au Bois Dormant, les chœurs sont fidèles à la V.O, mais roulent les « r », comme cela était encore à la mode, et de ce fait, sonnent un peu « vieillots ». Les chœurs de 1981 dirigés par Jean Cussac sont beaucoup plus euphoniques, particulièrement harmonieux, il n’y a qu’à écouter leur splendeur dans la chanson de l’endormissement du château. On y retrouve notamment Danielle Licari, Anne Germain (qui nous a indiqué que, fait exceptionnel car le doublage des chansons se faisait normalement sans répétition, une répétition avait eu lieu dans une salle à Vincennes pour mettre en place les chœurs de La Belle au Bois dormant), Claudie Chauvet, la magnifique et inégalable voix de basse profonde de Jean Stout (voix de Baloo), et bien d’autres chanteurs, parmi lesquels un « renfort » évident de choristes classiques (certainement André Meurant, Michel Richez, etc.).


LES EXTRAITS

Voici maintenant les extraits. La restauration du son, la synchronisation et le montage sont le fait de notre ami Greg Philip (blog Film Perdu).



FICHES RECAPITULATIVES

Doublage français d'origine (sortie française 16 décembre 1959) :

Société : Société Parisienne de Sonorisation (S.P.S.) 1
Studio : ?
Direction artistique : ?
Direction musicale : Georges Tzipine 2
Adaptation des dialogues : Pierre-François Caillé 1
Adaptation des chansons : Henry Lemarchand 1
Enregistrement : ?

Princesse Aurore / Eglantine : Irène Valois 3 (Dialogues)
Princesse Aurore / Eglantine : Huguette Boulangeot 3 (Chant)
Prince Philippe : Guy Severyns 3 (Chant, et certainement dialogues)
Maléfique : Jeanne Dorival 3
Flora : Henriette Marion 3
Pâquerette : Colette Adam 4
Pimprenelle : Jacqueline Ferrière 5
Roi Stéphane : Jacques Berlioz 6
Roi Hubert : Raymond Rognoni  3
Aboyeur de la cour : Maurice Nasil 6
Choristes : Chœur Marguerite Murcier 1


Second doublage français (sortie française 25 mars 1981) :

Société : Société Parisienne de Sonorisation (S.P.S.) 1
Studio : ?
Direction artistique : Jacqueline Porel 1
Direction musicale : Jean Cussac 1
Adaptation dialogues et chansons : Natacha Nahon 1
Enregistrement : ?

Princesse Aurore / Rose : Janine Forney 1 (Dialogues)
Princesse Aurore / Rose : Danielle Licari 1 (Chant)
Prince Philippe : Guy Chapelier 1 (Dialogues)
Prince Philippe : Olivier Constantin 7(Chant)
Maléfique : Sylvie Moreau 1
Flora : Paule Emanuèle 1
Pâquerette : Marie-Christine Darah 1
Pimprenelle : Jeanine Freson 1
Roi Stéphane : René Bériard 1 (Dialogues)
Roi Stéphane : Henry Tallourd 8(Chant)
Roi Hubert : Roger Carel 1 (Dialogues et chant)
La Reine : Jacqueline Porel 4
Le Narrateur : Hubert Noël 1
Aboyeur de la cour : Marc François 9
Un sbire de Maléfique : Marc François 9
Choristes : Jean Cussac 8, Anne Germain 8, Danielle Licari 8, Claudie Chauvet 8, etc.

Fiches voxographiques de La Belle au Bois Dormant réalisées par François Justamand (La Gazette du Doublage), Rémi C. (Dans l’ombre des studios), Greg P. (Film perdu) et Olikos (Les Grands Classiques). Ces fiches ont été vérifiées par plusieurs spécialistes mais peuvent contenir des erreurs. Pour toute reprise de ces informations, veuillez noter en source ce lien.

Sources : 1Carton Laserdisc/VHS/DVD/CD, 2Hercule / Nouveau forum doublage francophone(d’après CD québécois), 3F. Justamand / La gazette du doublage (d’après archives CNC), 4Gilles Hané / Dans l'ombre des studios(remerciements à Colette Adam), 5Bastoune / Dans l'ombre des studios,
6Jean-Pierre Nord / Dans l'ombre des studios, 7FX/ La gazette du doublage , 8Rémi / Dans l'ombre des studios  (remerciements à Gilles Hané, Anne Germain, Jean Cussac et Claudie Chauvet),9Darkcook / Nouveau forum doublage francophone(confirmé par David Gential)


BONUS


Reprise de "C'était vous mon rêve" par Mathé Altéry

LE FESTIVAL

Article publié dans le cadre du mini-festival internet « Les anciens doublages Disney », un événement proposé par Greg P./Film Perdu (restauration sonore et montage, archives presse), Rémi C./Dans l’ombre des studios (co-écriture des articles, coordination de l’événement, des archives et des identifications de voix), FJ /La Gazette du Doublage (archives) et Olikos/Les Grands Classiques.

Avec le soutien précieux de Jean-Pierre Nord et Bastoune (identification des voix), Sébastien Roffat (histoire de l’animation), Gilles Hané et Christian (collectionneurs).

Découvrez les autres articles du festival : lundi 2 juin Pinocchiosur Film Perdu, mardi 3 juin Bambi sur Les Grands Classiques, mercredi 4 juin Alice au Pays des Merveilles sur La Gazette du Doublage et jeudi 5 juin La Belle au Bois Dormant sur Dans l’ombre des studios.

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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 4/7)

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Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...

Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)          


     
       Valises bouclées, mère éplorée, j’attaquais donc le 5 septembre ma première aventure d’artiste dramatique dans des conditions d’impréparation qui me seraient, aujourd’hui, insupportables. Il faut dire qu’à Marseille-en-Beauvaisis, toutes les conditions de perdre foi et illusions artistiques étaient réunies. Imaginez une halle couverte, comme cadre d’ensemble. Des planches sur de hauts tréteaux en guise de scène. Un fil de fer supportant un rideau « noir », monté sur de gros anneaux et qu’un homme ouvrait ou fermait en courant. Précisons que Robert Houlvigue était tellement grand que sa tête dépassait au-dessus du rideau fermé. Ajoutez deux échelles qui servaient pour entrer en scène ou en sortir. Des loges d’artistes tapissées de paille, où s’ébattaient des poules et des lapins, et un éclairage de la plus grande pauvreté ! Vous serez ainsi dans l’ambiance de ma « première » provinciale, avec La porteuse de pain. Tout cela ne m’a pas empêché de me payer un trac redoutable devant une salle comble de braves gens ravis d’être là et qui avaient payé de leurs deniers et de leur inconfort le droit de se distraire et de pleurer. Je ne sais si bien j’ai joué… disons que j’ai tout dit.
Certes, le fait de sortir brillamment en lançant au méchant : « Quant à vous Monsieur, gardez vos millions, moi, je garrrde mon amour ! » puis de descendre une échelle en faisant attention à ne pas se casser la figure, nuit au prestige de la sortie à effets. De même, il est difficile de réprimer le fou-rire en voyant un monsieur faire des allées et venues en courant pour faire des rappels de rideau. Mais pour moi, la représentation s’était déroulée au mieux. A la fin du spectacle, les nerfs ayant craqué et la pauvreté du cadre étant revenue au premier plan, mes camarades venus gentiment me féliciter trouvèrent un saule-pleureur qui se répandait sur la paille. Je fus consolé de mon gros chagrin, non sans avoir hoqueté à l’administrateur « C’est ça, le théâtre ? »
Ce dernier fut bien amical « Ah ! Je vois, tu es déçu par le cadre, mais ne t’en fais pas, on a commencé par le plus moche. Tu verras, St Nicolas d’Aliermont, Loudinières, Gamaches, Envermeu.. c’est autre chose… et puis, on bouffe bien dans ces coins-là ! »

                De fait, le lendemain fut impérial : machinistes, beaux décors, et tout et tout. J’ai omis de vous dire que nous n’emportions que quelques accessoires  car, en principe, nous trouvions sur place les décors nécessaires. Nos théâtres, essentiellement des salles paroissiales, possédaient presque toujours un salon et une forêt et ceux-ci alternaient tout au long des sept ou huit tableaux composant nos mélodrames. Ces changements incessants ralentissaient considérablement l’action déjà longue, surtout en raison de l’incompétence des machinistes de fortune, et l’on peut dire qu’il poussait un arbre après chaque baisser de rideau.
                Cahin-caha, nous poursuivîmes nos randonnées dans des bleds parfaitement inconnus de moi, et je me dois de dire que le succès accompagnait nos performances. En effet, le public était ravi d’aller au théâtre dans sa localité, surtout lorsque le curé avait affirmé en chaire que le spectacle serait beau et moral. Nos affiches baladaient leur tristesse sur tous les murs. Pas de noms d’acteurs mais simplement au-dessus du titre « Avec 14 artistes des principaux théâtres de Paris ! Il est prudent de louer ! ». Les programmes, dont je conserve tous les exemplaires, n’étaient autre qu’une feuille de papier double du genre confettis. Cette pauvreté était plus imputable à des restrictions de papier qu’à un désir d’économie sordide. L’un des ennuis de l’aventure résidait dans les voyages. A l’instar des militaires et des curés, nous nous levions tôt car les transports ferroviaires étaient précaires. Les premiers trains nécessaires à l’étape du jour partaient dès potron-minet et les seconds ne permettaient pas d’assurer la représentation de façon certaine. Résultat, il fallait prendre le premier, ce qui n’excluait pas de longues attentes aux correspondances. Je haïssais les quais de gare et les courants d’air de Mézidon, Bréauté-Beuzeville ou Serquigny. Le voyage de 7 ou 8 km entre Sassetot-le-Mauconduit et Valmont s’effectuait à pied. En effet, la seule locomotion découverte par l’administrateur était une charrette plate tirée par un cheval de labour. On hissa les bagages et les personnes âgées de la troupe sur le plateau roulant, après avoir persuadé les jeunes de profiter du beau temps pour faire le parcours à travers champs. Cette perspective nous séduisit et, si l’on excepte le « piqué » de quelques mosquitos de la R.A.F. qui nous contraignirent à des plat-ventres dans des bottes de foin ou des fossés, l’aventure ne fut pas dénuée d’attrait et de pittoresque.
               
               Au début d’octobre, changement de secteur avec une incursion en Touraine. Après Hommes, Chanay sur Lathan et Vendôme (tout de même !) et avant de jouer deux jours de suite à Chartre-sur-le-Loir, nous restâmes les 6 et 7 octobre à Chateaurenault. Notre premier cycle, qui s’achevait le 24, nous avait alors permis de donner déjà une trentaine de représentations, sans une relâche. La fatigue allait être atténuée ce mois-ci, car nous demeurions deux jours successifs dans huit des localités.
                La cité du cuir était donc l’un des lieux où nous épuisions toutes nos ressources théâtrales : Les deux gosses, et « La trimbaleuse de briffetons » (comme l’on disait entre nous). Ici se place l’une des anecdotes qui ont émaillé octobre 43.
                Descendu dans un modeste hôtel de la ville, je m'étais offert un verre de tord-boyaux en compagnie d’un camarade de la troupe au bar de l’hôtel des Tanneurs.
Vous me direz que ce fait n’a aucun intérêt. Toutefois, un gros monsieur entra à son tour dans l’établissement et consomma avec le patron. Il était tellement ventru et rubicond que je fis remarquer finement à mon compagnon : « Eh ben, celui-là ne souffre pas des restrictions ! »
(Oui, me redirez-vous, mais l’intérêt n’est pas plus grand. Tout à fait d’accord, seulement cette notation est indispensable pour la suite). Nos deux soirées s’étant déroulées avec le plein succès habituel, je me reporte à la matinée du 8, alors que la troupe s’étirait dans la rue menant à la gare, chacun portant son bagage personnel. Les panières d’accessoires ont déjà été transportées par les soins du régisseur jusqu’au guichet d’enregistrement et les acteurs se rendent nonchalamment au lieu de rendez-vous sempiternel : la gare.
Il est de règle qu’un battement d’au moins 20 minutes précède le départ du train. Je me trouvais en tête du groupe pour pénétrer dans le domaine de la SNCF et apercevoir aussitôt un quarteron de gendarmes faisant les cent pas. D’un commun accord, les pandores s’avancent vers moi comme si j’étais l’ennemi public n°1, tandis que leur chef (un brigadier) m’apostropha d’un ton sec :
« -Vous faites partie de la bande ?
-De la troupe théâtrale, rectifiais-je.
-C’est pareil, conclut-il (créant de suite un malaise). Ouvrez les bagages.
-De quel droit ? hasardais-je théâtralement.
-Insolent ! Ouvrez, je vous dis, et plus vite que ça ! Faites pas l’innocent… »
                Je dus m’exécuter et, tandis que je déballais ma grande valise, le brigadier me murmura à l’oreille :
«- Vous feriez mieux d’avouer, ça vous coûterait moins cher.
-Je ne comprends pas, fis-je avec la sincérité de la blanche colombe que j’étais. (Le sentiment de l’injustice est celui qui me hérisse le plus)
-Ca va bien, sortez votre porte-feuille ! »
Et moi, d’exhiber celui-ci en y extrayant les 500 francs de l’acompte touché la veille.
« Tiens, tiens, roucoula le représentant de la loi, en examinant trois de mes billets qui avaient le tort de porter des traces d’épingles, ces billets proviennent d’une liasse ! »
Que répondre à cela ? Ecrasé par sa perspicacité, je me tus.
« Je confisque cet argent. »
Bien que d’une nature pondérée, je sentais la moutarde me monter au nez et, sur un ton excédé, je le mis en demeure de me fournir des explications :
«- Puisque vous faites le malin, sachez que vous étiez avant-hier après-midi au café de l’hôtel des Tanneurs, où vous preniez un verre…
-Mon Dieu ! pensais-je, il sait tout. Que faire ?»
Après mon acquiescement, le faible en galons enchaîna :
« Eh bien, mon ami, on a dérobé le portefeuille d’un client du bar. Il contenait 9000 francs et c’est vous qui étiez le plus près de lui. »
Enfin mis au parfum, je fus soulagé par l’énoncé du grief. En effet, que m’imaginais-je avoir perpétré dans une crise de somnambulisme ? 
Aussi, je rétorquai que je n’étais pas seul dans le bistro et qu’il était un peu facile d’accuser les gens.
« D’ailleurs, on va vous confronter avec la victime ! »
Et sur ces entrefaites, je vis arriver le gros monsieur ! (vous vous souvenez ? Le ventru… les restrictions… c’était lui).
« -Est-ce lui ? interrogea le brigadier en pointant son index vers moi.
-C’est bien lui, avoua le gros.
-Ah, ah ! triompha le subtil agent de la force publique, qui, exhibant mes 300 francs sous l’œil torve du détroussé…
-Reconnaissez-vous vos billets ? (genre de réplique qui ne fait pas vrai)…
-Ben…Ben… c’est délicat, n’est-ce pas… admis l’interpellé torturé par le doute ».
                J’explosai alors, en demandant si ce monsieur avait l’exclusivité des billets perforés. Puis, profitant de ce léger flottement, ainsi que de l’assurance (pourtant fragile) de mon bon droit, je me mis en devoir d’augmenter la confusion de mes vis-à-vis par de joyeuses plaisanteries.
« J’ai une valise à maquillage, vous savez… oh ! Une petite valise, mais 9000 francs ce n’est pas gros non plus !
-Ouvrez ! ordonna le gendarme. »
                Pendant qu’il tripotait mes tubes de fond de teint, je lui conseillais de regarder dedans. Il eut un haut le corps en tombant sur un petit revolver (accessoire de scène) mais s’aperçut très vite qu’il était à amorces.
« Ne vous foutez pas de moi, parce que ça pourrait devenir grave, hein ? »
                Tandis que je subissais les humiliations de la gendarmerie sous le regard surpris des voyageurs, tous les autres comédiens avaient été invités à ouvrir leurs bagages dans le hall ou sur les quais, alors que les panières à accessoires avaient été visitées à la consigne. Un de mes camarades eut la facétie de sortir la paire de menottes servant dans la pièce à l’arrestation de la malheureuse Jeanne Fortier.
« -Qu’est-ce que c’est que ça ? s’indigna l’un des gendarmes.
-Entre collègues, on se reconnaît tout de suite, plaisanta Robert Delahodde, d’un ton jovial.»
                Beaucoup de gens attendaient le train. Parmi eux, il y avait plusieurs de nos spectateurs de la veille, tour à tour amusés, déçus, surpris, réprobateurs ou choqués. Les meilleures choses ayant une fin, on entendit le sifflet annonciateur du train de Tours, lequel entrait en gare. L’administrateur, qui s’était contenu jusqu’ici, éclata soudain en imprécations du haut de ses 1m85. S’adressant au brigadier, il tonna :
« -C’est fini, oui ? Je peux prendre le train ? Vous nous avez assez emmerdés !
-Ah ! Monsieur, je vous en prie !
-C’est moi qui vous en prie. Je prends le train, oui ou non ? Je vous préviens que si je ne joue pas ce soir, vous paierez la représentation. »
                Le brigadier tenta encore quelques appels au calme puis pâlit un tantinet lorsque Robert Houlvigue s’adressant à la foule des voyageurs, demande des bonnes volontés susceptibles de témoigner que nous avions été fouillés illégalement, comme des malpropres, sur le quai de la gare. L’aventure se gâtait pour les représentants de l’ordre, qui avaient quelque peu outrepassé leurs droits. Exploitant son avantage, Houlvigue brandit sa carte d’abonnement au « Pariser Zeitung » (je dois préciser qu’il était, depuis de longues années, marié à une suissesse allemande et parlait parfaitement la langue) :
« -Je vous causerai quelques ennuis, vous savez ! Alors ? Je monte ou je ne monte pas dans le train ?
-Du calme, voyons !
-Donnez-moi votre nom.
-Je suis gendarme.
-Votre nom ?
-Je suis brigadier. »
                Un véritable chœur des vierges arriva du groupe des voyageurs : « C’est le brigadier Untel» (j’ai oublié ce Dubois, Duval, Durand ou Dupont). «Même que c’est une vache !» précisa une voix anonyme.
                Fonçant à mon tour dans le chaos, j’exigeai et obtins la restitution immédiate de mon argent, tout en prévenant le brigadier que je porterai plainte. Nous montâmes dans le tortillard en lançant de nouvelles invectives à l’adresse des quatre malheureux gendarmes tout penauds. Lorsque le chemin de fer s’éloigna, nous vîmes bien des gesticulations sur le quai. Les gendarmes, le gros monsieur, le chef de gare et quelques employés discutaient ferme. Quel dommage pour nous que cette séquence savoureuse ait été du cinéma muet.
                L’épilogue de cette aventure nous parvint plusieurs semaines après l’envoi d’une lettre de protestation au parquet de Tours. Le brigadier Tartempion avait été relevé de son poste et le coupable arrêté : c’était le patron de l’hôtel !

                Le 14 octobre, nous étions à Lezay (Deux-Sèvres). Deux jours durant, un grand marché couvert devait être le cadre de nos ébats. Le premier soir, location presque comble pour La porteuse de pain. Le lendemain, salle vide pour Les deux gosses. Cette constatation parut bizarre au chef de troupe qui profita de l’un des entractes du 14 pour s’adresser au public :
« Peut-on me dire pourquoi Les deux gosses n’attirent personne ? La pièce ne vous plaît pas ? »
Au milieu du brouhaha qui suivit cette annonce, quelques spectateurs parvinrent à expliquer que la pièce avait été jouée trois semaines auparavant par une troupe d’amateurs locaux. Avec un à-propos étonnant, Houlvigue demanda :
« Et si demain, à la place du mélodrame prévu, nous vous donnions un spectacle de variétés, viendriez-vous ?
-Oui ! hurla la foule.
-Très bien. Alors, pour que nous puissions avoir l’assurance d’une recette valable, en dépit de l’absence de publicité pour cette soirée, nous vous délivrerons les billets à la sortie… »
                Après sa prouesse réalisée, Roubert Houlvigue affronta l’ébahissement de nous tous.
« Mes enfants, il s’agit de sauver la représentation. Nous n’avons pour ainsi dire pas de relâche, aussi si nous ne jouions pas demain, faute de spectateurs, vous ne seriez pas payés. »
En accomplissant un effort général, nous admîmes qu’il était possible de monter cahin-caha une soirée dite de « music-hall ».
Delahodde jouait de l’accordéon et avait un vague numéro de duettistes avec Antérieu. Paulette de Beaupré était apte à réciter quelques poèmes tandis que sa fille avait travaillé la danse. Suzy Fasquelle (une ancienne des Folies-Bergères de Rouen) se sentait les capacités d’une Fréhel. Marc Rochard connaissait plusieurs chansons et poèmes réalistes. Raymond Capy (qui ne se cachait point d’être plus féminin qu’une dame) jouait fort bien du piano. Je me risquais à vouloir bien chanter le succès d’André Claveau « Tu pourrais être au bout du monde », dont je connaissais presque les paroles. Houlvigue serait le présentateur « en jaquette » de la soirée. Quelques autres camarades (dont deux assez âgés) nous promettaient leur soutien moral, à défaut d’un répertoire ad-hoc.
                La journée du 15 se passa à répéter avec le concours d’un pianiste obligeamment prêté et le soir, nous étions prêts à donner un spectacle digne de son cadre, dont la tenue était celle d’une honnête soirée paroissiale. L’importance de l’audience était une réalité encourageante, car le public de la veille avait été renforcé par tous ceux que le tambour de ville avait rameutés.
                Assis devant l’estrade, face à son instrument mais dos au public, Capy était de blanc vêtu, avec une énorme cravate noire du genre Lavallière, le mouchoir dans la manche, le cheveu un peu long, poudré, yeux et lèvre faits. Pour créer une ambiance de variété, il attaqua le « Rêve d’amour » de Liszt déployant je dois le dire une grande sensibilité d’interprétation. Les bravos succédèrent au silence religieux de l’auditoire. Capy se leva, se retourna et salua. Son visage était inondé de larmes. Le grand mouchoir surgit de la manche, essuya les pleurs du concertiste et l’on passa à la suite.
                Houlvigue présenta chaque numéro avec aisance et les gens étaient visiblement ravis. Coupée par un entracte au cours duquel certains des interprètes vendirent leur photo dans la salle (comme à l’accoutumée) la soirée fut presque plus longue que d’habitude. Il convient de signaler que plusieurs artistes réussirent à dire ou à chanter jusqu’à six morceaux choisis. Quand vint mon tour, l’annonce de ma chanson déclencha des chuchotis de plaisir. Comme pour tous les autres, on entendit lors de mon apparition :
« Tiens, c’est celui qui faisait tel rôle hier ! »
                Après le premier couplet et le refrain, le visage de mon accompagnateur exprima des mimiques satisfaites pendant que sa main gauche brandissait deux doigts vers moi et que sa bouche me marmonnait des choses parfaitement inintelligibles. Sans m’inquiéter, j’entamais le second couplet, au milieu de très légers murmures. Ma voix était bien sortie et je fus applaudi chaudement. C’est en quittant la scène que j’appris avoir chanté deux fois le même couplet avec la plus tranquille assurance. Le lendemain matin, on me remit à l’hôtel un petit mot avec un rouleau de papier tenu par un élastique.Il était écrit « Une auditrice charmée mais surprise ». Déroulant le papier, j’y trouvai la partition de la chanson. Je n’ai jamais connu l’auteur de cette charmante mise en boîte.
                Je précise que cette soirée fut unique et qu’elle constitue une anecdote originale dans le placard des souvenirs.

                Les 19 et 20 octobre nous étions à Marans (Charente) pour un nouveau doublé. Là, l’anecdote est extra-théâtrale. Assis dans le salon de l’hôtel, à l’issue de la représentation du 20, en compagnie de deux camarades (y compris l’inénarrable pédéraste dont je parlais plus avant) et dégustant quelques sandwiches, alors que le reste de la troupe avait regagné ses chambres, nous vîmes trois officiers allemands entrer. Quelques claquements de talons précédèrent les mots aimables d’un capitaine :
« -Fous, ardistes… Schauspieler theater. Nous saimons pien le déatre. Foulez-fous nous vaire le blaisir de poire le jambagne afec nous ? 
-C’est que nous allions nous coucher !
-Zil fou blait, z’est un blaisir pour nous. Nous partir temain bour Russie. La guerre, grand malheur ! »
Difficile de refuser peut-être une dernière joie, même à l’ennemi héréditaire. Et puis, j’aime bien le champagne, qui n’est guère dans mes moyens ! Je n’irai pas jusqu’à évoquer une œuvre de Résistance, en vertu de ce que c’était « toujours ça de pris sur l’ennemi », mais nous acceptâmes l’invitation en précisant que nous nous levions tôt le lendemain et que la cérémonie ne devait pas durer longtemps. Avant l’arrivée de la bouteille et au cours de sa dégustation, la conversation fut des plus banales, surtout en raison de la grande pauvreté de nos vocabulaires respectifs franco-allemands. A un certain moment, le plus haut gradé s’absenta pour satisfaire probablement un besoin naturel. Il fut suivi sous peu par notre folle tordue. Quelques minutes se passèrent en compagnie des deux lieutenants, puis la porte s’ouvrit, laissant le passage au capitaine, fort irrité. Sur ses talons, Capy apparut, fort penaud et tripotant son éternel mouchoir. L’allemand lança à ses congénères quelques phrases bien senties dans la langue de Goethe. Les trois hommes claquèrent leurs bottes, saluèrent et sortirent.
« -Qu’est-ce qui s’est passé, Raymond ?
-Rien, rien, je ne comprends pas !
-Espèce de salope ! T’as cherché à te placer, hein ?
-Mais non, je t’assure… »
                Sans nul doute, notre androgyne avait proposé le pain maudit à l’occupant ! Nous étions en train de sermonner le coupable depuis cinq minutes lorsque la porte se rouvrit, cédant le passage à nos trois militaires souriants, détendus et apparemment prêts à l’holocauste. Après s’être concertés, les trois teutons avaient du réaliser que l’acte de chair serait infiniment moins pénible que l’hiver russe ! Il faut reconnaître en outre que la vie de garnison à Marans… ne doit pas l’être tellement !... (si je peux me permettre ce mauvais jeu de mot).
                Le capitaine se fit l’interprète de la décision en des termes assez sommaires, qui se résumaient par « Vous trois… nous trois… Nous partir demain ». L’instant fut bien plus pénible pour moi que celui qui suivit le départ courroucé de nos interlocuteurs :
« -Nicht, nicht… Lui, oui… Pas nous… Nous pas aimer les hommes !
-Vous, ardistes !
-Ia, ia, mais pas homosexuels. (Ce qui surprit beaucoup).
-Me laissez pas tout seul, les copains, gémit Capy.
-Toi, démerde-toi. Tu l’as voulu, tu l’as.
-Oh ! C’est pas possible, ils sont trois !
-Eh bien tu te sacrifieras pour ta religion, mais nous on ne passera pas à la casserole.
-Fous, pas fouloir ?
-Non, non, c’était pour rire. Nous, pas comme ça.
-Alors, pas zig-zig ?
-Non, pas zig-zig. Lui client, pas nous… »

                Capy trembla en vain. Il ne subirait pas l’outrage collectif. Les allemands n’insistèrent heureusement pas et prirent congé sur un échange de « bonne chance ».


(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios

Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)            

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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 5/7)

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          Je m’aperçois que, décidément, le mois d’octobre 1943 fut fertile en anecdotes en tous genres. La dernière en date se situe dans la petite localité charentaise de St Agnant-les-Marais (non loin de Rochefort) où nous oeuvrions les 23 et 24, après un autre doublé à Chalais, et juste avant un retour d’un mois à Paris. Un de nos camarades, très souffrant depuis deux jours, avait vu son état empirer au point de le rapatrier d’urgence. Un autre devait l’accompagner et comme, bien entendu, il ne s’agissait pas de manquer deux représentations, notre dynamique chef de troupe avait résolu le problème en décidant d’affecter l’un des nôtres à un rôle plus important que celui qu’il tenait habituellement, tout en téléphonant au Bureau paritaire d’avoir à nous expédier « en catastrophe » un jeune premier capable de jouer le soir même le rôle de Lucien Labroue dans La Porteuse de Pain. Le paritaire de la rue Taitbout à Paris est tristement connu des gens du spectacle au chômage, car c’est là qu’ils sont contraints de pointer hebdomadairement afin de ne pas perdre leurs droits à la Sécurité Sociale. Accessoirement, le 83 rue Taitbout est une agence de placement qui dispose d’un fichier artistique et peut, en de telles occasions, dépanner une troupe en difficulté. (Je n’ai jamais vu cet organisme proposer une belle affaire à ses fichés).
                En ce qui concerne le camarade choisi pour entrer dans la peau d’Etienne Castel (dans la pièce : mon tuteur), il s’agissait du brave Rochard. Pas plus mauvais qu’un autre, ce cher Marc (qui avait quitté la Marine à 45 ans en se disant « Et si je faisais du théâtre ! »). Un point noir : la mémoire, véritable tragédie pour le malheureux ! C’était l’incertitude perpétuelle, le trou quotidien, à la nuance près que l’endroit de la défaillance variait constamment. Seul point de repère annonciateur : une montée de sueur au front, qui mettait fort à propos en éveil les partenaires. L’affolement de Rochard fit peine à voir.
« -Je sais à peine mes textes en les travaillant pendant deux mois et vous voulez que je joue en une journée un rôle très long !
-Enfin, tu joues dans la pièce depuis des dizaines de fois !
-Oui mais je suis du début, et jamais en scène avec Etienne Castel !
-Il s’agit de sauver une situation…
-Je vais faire dans ma culotte…
-Ecoute, tu sais bien de quoi il s’agit quand même ? »
                Horreur ! L’intrigue de la pièce échappait en partie à l’artiste. Défaut (assez rare à ce point-là) de tous ceux qui s’imaginent l’action éteinte lorsqu’ils ne sont pas en scène.
Autre panique que celle du jeune comédien que l’on jeta avec une brochure dans le train Paris-Rochefort et qui arriva, la tête pleine de son texte, c'est-à-dire en ne sachant plus un mot.
« Allez, merde mes enfants ! », fut (à défaut d’une répétition efficace) le suprême encouragement administré aux deux malheureux ainsi expédiés dans l’arène. La noblesse du trac vient du fait qu’il est égal à lui-même. Il n’est pas pire sur la plus grande scène de la capitale qu’à St-Agnant-les-Marais. Il vous donne l’envie irrésistible d’être ailleurs. Il n’est pas plus racontable que la divine détente, l’apaisement, le soulagement auxquels l’acteur s’abandonne à la fin d’un spectacle bien accueilli par le public.
                Mais nos deux compères étaient pour l’heure dans les affres de la période néfaste. Ils n’auraient même pas la compensation d’une petite annonce expliquant la situation aux spectateurs, afin de réclamer leur indulgence. Le parfait anonymat des affiches et l’absence de photos dans le programme-confetti permettaient de remplacer Machin par Tartempion, sans rendre de comptes au public et le sensibiliser sur la médiocrité de ce qu’il allait voir. Il faut préciser que toute la troupe était nerveuse, chacun se tenant sur le qui-vive, en prévision d’un coup dur.
                J’attendais personnellement avec anxiété le 7ème tableau au cours duquel je recevais, seul dans mon bureau, Lucien Labroue et Etienne Castel venant m’annoncer (ô beauté du mélodrame !) que je n’étais rien moins que le fils de la « Porteuse de pain », cette femme que je défendais instinctivement avec véhémence, fougue et désintéressement contre les méchants. J’avais raison d’appréhender cette séquence. Jusqu’à ce moment, l’action s’était déroulée cahin-caha, les comédiens jonglant avec le texte des deux compères, ou leur soufflant habilement. Et puis, deux ou trois interlocuteurs en présence d’un autre qui possède mal son texte peuvent se débrouiller… mais seul contre deux « qui ne savent pas » devient un jeu périlleux !
                Donc, lorsque je viens entrer en scène, l’un poussant l’autre, mes deux malheureux partenaires hagards, je me sentis bien esseulé ! Rochard était déjà en transpiration, l’autre hochait la tête et levait les bras, en prononçant quelques « eh oui ! » hébétés. Je ne me rappelle plus du texte officiel, bien entendu, mais je résume la scène grosso modo :
« Bonjour, mon cher tuteur ; tu vas bien Lucien ?
-Bonjeur. Eh oui…
-Asseyez-vous mes amis. Alors, quelles nouvelles ?
-Eh bien… Bof… Eh oui… Ah, ah, ah… C’est que…
-Etes-vous allés là-bas ? »
                Après chacune de mes phrases, ma main caressait ma bouche, ce qui me permettait de souffler discrètement leur réponse à ma question. Pour l’instant, leur dialogue se résumait à des affirmations ou des négations entrecoupées de « Eh oui… C’est que… Bof… Ah, là, là…. ».
                Mon tuteur, incapable de rester assis, marchait de long en large en épongeant son front.
« -Eh oui… Ah mais… Enfin…
-Vous avez consulté le service de la préfecture (oui)
-Oui… Eh… Eh…
-Vous avez appris des choses intéressantes ? (oui)
-… Oui… Ah ! C’est que… pouh… (toux) »
                A force de faire les demandes et les réponses, et bien que le supplice de mes copains fut intolérable, une atroce envie de rire me gagna. Ils n’en savaient pas une virgule et je ne pouvais tout de même pas leur dire : « Est-ce que par hasard je ne serais pas le fils de Jeanne Fortier ? ». Arrivés à ce point crucial de la pièce, il fallait baisser le rideau ou espérer un miracle. Irrésistiblement, cruellement, le fou-rire s’abattit sur moi. Dans la salle, les gens commençaient à trouver qu’il ne se passait pas grand-chose et après un silence attentif, quelques toux annonciatrices de l’ennui, fusèrent à droite et à gauche. Je me levai et gagnai le fond de la scène, dos au public, secoué de rire nerveux, impossible à maîtriser. Je me mordais, me pinçais au sang, incapable de me dominer tandis que les deux responsables, fort éloignés de la rigolade, égrenaient inlassablement leurs onomatopées.
« -Ah ! Mais… C’est que…
-Eh oui… Bof…
-Ah, là, là… Tsst… Peuh… Oh mais… Hein ?
-Eh ben ! »
                Le fait de les entendre renforçait mes hoquets, cependant qu’en coulisse le personnage de Cri-Cri qui devait entrer peu après, passait un bon moment à nos dépens. Je l’entendais qui se foutait de nous : « Oh ! Mes enfants, c’est le grand bain ! Oh les vaches, c’est Molitor ! »
                Le moment était venu de faire quelque chose, sous peine de faire baisser le torchon. Sacré Marius, ta présence derrière le décor m’inspira une miraculeuse décision. Après une respiration qui interrompit mes dilatations de rate, je fonçais sur la porte, l’ouvris, attrapant le troisième larron et le précipitant en scène, je lui lançai :
« Alors Cri-Cri, on écoute aux portes ? »
Sauvés ! Le nouvel arrivant était au fait des événements et donc capable de nous tirer d’affaire. Il le fit avec habileté, me révélant le secret de ma naissance, que les deux autres n’avaient pas osé dévoiler ! Enfin retombés sur nos pieds, avec un semblant de vraisemblance nous achevâmes le spectacle au grand soulagement de tous.
               
Ce fut ensuite le retour à Paris où, durant un mois, nous répétâmes La Pocharde et Roger la honte. Mise en route le 25 novembre 1943 et cela, presque sans interruption, jusqu’au 18 mars 1944. A nos deux mélos confirmés, s’ajoutaient donc les chefs d’œuvre de Jules Mary. Dans La Pocharde j’interprétais le grand premier rôle, celui du méchant Docteur Marignan, qui se suicide à la fin de la pièce pour expier sa mauvaise foi. Je précise qu’il est difficile de sortir de sa poche un petit tube et d’en avaler prestement le contenu malgré les interventions de son fils, puis de tomber raide sur la fesse droite sans soulever une hilarité générale que je redoutais.
                Après 57 représentations de la pièce, je me découvris une ecchymose à cet endroit précis et je n’échappais pas aux plaisanteries concernant ce qui était arrivé à la pauvre Sarah Bernhardt à la suite de chutes réitérées. Dans Roger la honte, je jouais trois rôles : Raymond de Noirville, le grand avocat qui meurt au troisième acte sans avoir pu révéler aux jurés le seul nom capable de sauver son client et ami ; celui de sa femme, maîtresse de l’accusé et donc alibi indiscutable de Roger Laroque puisqu’elle était avec lui lors du crime qu’on lui impute. Je me rappelle fort bien le grand moment où le méchant Luversan fait passer un petit papier à l’avocat au cours de sa plaidoirie, lui révélant son infortune. Superbe et honnête avant tout, de Noirville va annoncer le nom qui sauvera celui qui l’a trahi.
« -L’accusé était avec une femme à l’heure du crime ! Et cette femme, messieurs les jurés, se nomme… se nomme… (hoquets !)…
-Tais-toi, Raymond… hurle l’accusé.
-Cette femme… (râles)… se nomme… »
                Et pan, encore une chute sur la fesse de Philippe, qui est mort ! « Condamnez-moi, Messieurs les jurés, condamnez-moi ! » dit Laroque, en s’effondrant en même temps que le rideau ! 
                A la fin de la pièce, je jouais le fils du défunt, charmant jeune premier falot et imberbe, ce qui était nécessaire après la moustache du père et… la monstrueuse composition du brigadier de gendarmerie que je faisais au quatrième acte (faux nez, moustache en croc, képi soutenu par les oreilles, accent incroyable de péquenaud et obscurité propice sur scène). Venue voir la pièce (comme de bien entendu) l’auteur de mes jours m’avait trouvé parfait (comme de bien entendu) et m’avait simplement demandé quel était le guignol au quatrième acte :
« C’était moi, Maman ».
                Un rire gêné de commisération avait accueilli cette révélation. Il faut dire que le texte était émaillé de trouvailles gratinées autant que conventionnelles !!! Interpellant à la frontière Roger la honte évadé et circulant sous un nom d’emprunt, mon personnage flanqué d’un figurant qui tenait un fanal à la main, déchiffrant avec difficulté les papiers d’identité du sus-nommé. Imaginez la caricature et l’accent du terroir :
« Gendarrme, approchez la chandelle. Moineau (moins haut), Pluseau (plus haut), pas ciseau (pas si haut). Bono ! William Farrinay… Neuve-York, mais je connais ça moi… C’est près de… »
Suivait alors le nom du patelin où nous nous trouvions et cette facétie soulevait des gloussements de joie dans l’auditoire.
               
La première représentation de cette nouvelle série à Gacé (Orne) eut cette particularité rare de ne pas avoir lieu pour un motif imprévisible. Il y avait le même soir, dans la localité, un vague cirque dont la classe internationale valait la nôtre. Notre administrateur hurla en constatant l’absence de location pour notre spectacle, il invectiva le maire qui avait accepté deux troupes le même soir, mais rien n’y fit. On ne peut pas lutter contre un cirque et très sportivement le directeur nous invita tous à assister à son programme, ce qui meubla notre relâche forcée. Le chapiteau était comble, sauf les six premiers rangs qui furent garnis cinq minutes avant le début de la soirée par l’arrivée sur « un rang et en chanson » d’une cohorte de SS allemands, officiers en tête. Rapidement, le serpent vert s’enroula autour de la pièce et la soirée put commencer.
                Le lendemain, nous étions à Livarot, non loin de Gacé et il nous fallut emprunter pour y arriver le petit tortillard dont la tête de ligne se situe à l’embranchement de Ste Gauburge. On ne peut certes avoir un souvenir valable chaque jour et le seul qui me reste de Livarot est une odeur : celle des énormes colis du célèbre fromage, empilés sur le quai que nous empruntions pour sortir de la gare. Passant au milieu d’une haie de « Livarots », nous en prîmes plus avec le nez qu’avec des pincettes.
                Le cycle se déroula sans trop d’avatars. Le circuit était émaillé de quelques « villes » nouvelles telles : Goderville, Charleval, Cany où nous inaugurions la nouvelle salle. Chanay sur Lathan, Vernou sur Brenne en Touraine (sur ma demande, car certains membres cossus de ma famille y vivaient, repliés dans un ravissant castelet) et puis… et puis… Villers-Bocage (pas le Villers-Bocage du Calvados mais son homonyme de la Somme). Un léger retour en arrière s’impose pour narrer cette histoire.
               
Depuis quelques temps, notre administrateur nous avait appâtés avec la nouvelle ville qu’il nous avait dégottée : « Mes enfants, j’ai une date sur notre itinéraire qui m’a l’air d’être intéressante. » La lettre du directeur de la salle avait circulé parmi les comédiens. Imaginez une missive calligraphiée « J’attendrai la troupe à la gare d’Amiens avec un autocar, les chambres seront retenues à l’hôtel où vous pourrez prendre vos repas. Je m’occupe de la location, etc. »
Le jour dit, entassés dans la salle d’attente de la gare, alors qu’il pleuvait des hallebardes, nous attendions depuis une bonne demi-heure, riant sous cape, tandis que notre malheureux chef de troupe donnait des signes visibles d’impatience. Soudain, la porte s’ouvrit devant un monsieur en casquette, rougeaud et passablement ivre.
« -C’est les artistes ?
-Oui Monsieur ! Vous êtes envoyé par le directeur du cinéma ?
-Non c’est moi ! révéla l’homme qui avançait en titubant.
-Vous êtes en retard !
-Ah ben, y fait un temps dégueulasse ! (ce monsieur n’avait de rapport avec son écriture)
-Bref, le car est là ?
-Oui oui, le camion est là. »
                L’impatience de Houlvigue croissait, tandis que nous réprimions un début de fou-rire.
« -Vous avez fait le nécessaire pour les chambres ?
-Oh, c’est pas la peine, y a personne dans c’t’hôtel.
-La location marche au moins ?
-Oh, on ouvrira à 5 heures, c’est suffisant. Vous viendrez voir le commandant allemand avec moi pour faire repousser le couvre-feu. Y a une belle garnison de SS ici. »
                Ivre de rage, l’administrateur nous invita à sortir avec nos valises. Un camion-benne, à gazogène, stationnait sous la pluie. Nous nous y entassâmes pendant que l’énergumène aidait les femmes à monter, en leur mettant la main au postérieur et en demandant :
« Avec laquelle que j’couche, cette nuit ? »
                Houlvigue, vexé comme un pou, se tassa dans la cabine avant avec la plus âgée de ces dames et… le chauffeur, qu’il put ainsi insulter tout au long du trajet. Ni la pluie, ni l’inconfort, ni les secousses ne ternirent notre hilarité. Seule la panne, un kilomètre avant l’arrivée, tempéra notre joie. Il fallut arpenter la distance, chargés de valises, à travers les intempéries, la boue, la fange et la perversité !
                L’arrivée à l’hôtel, puis sur le lieu du spectacle n’eut rien à envier à ce qui précédait. Tout était minable, lépreux. Les décors les plus élémentaires étaient de sortie et il n’y avait, pour toute la troupe, qu’une seule et unique loge d’artistes. Quand je dis « loge », je veux dire : une pièce sale, avec une table, trois chaises, pas de glace, pas un porte-manteau, pas d’eau, un éclairage misérable, bref la grande classe. Au comble de la fureur, Houlvigue, montrant ses chaussures crottées et son costume de voyage usé, avec pantalon en accordéon, nous lança : « Vous m’avez vu pour le UN, le DEUX, le CINQ, le SEPT. Inutile d’abimer vos vêtements de scène dans cette porcherie. Jouez tels que vous êtes. Dumat, venez donc avec moi et le patron de cet établissement, voir le chleuh de service. »
                Parvenus à la Kommandantur, nous fûmes introduits chez le commandant allemand qui claqua les talons et se montra fort courtois. Il aimait bien les Shausspieler theater et accepta de reculer d’une heure le couvre-feu en vigueur. Les spectateurs devraient conserver leur ticket d’entrée afin de ne pas avoir d’ennuis avec les patrouilles de nuit. Ayant appris de la bouche du directeur de la salle que nous présentions un spectacle de variétés, l’Obersturmführer promit qu’il délivrerait quelques 300 permissions à ses hommes. Nous étions atterrés à la pensée de ces 300 SS de la division « Adolf Hitler » assistant à La Porteuse de pain affichée ce soir à Villers-Bocage. D’un commun accord, nous étions convenus de forcer sur la chanson, misérable bluette, ponctuée d’un pauvre pas de danse, par les comiques « C’est l’amour de la boulange (bis), AH ? AH ? AH ? Ah ! C’est l’amour de la boulange, l’amour de la boulangerie qu’il nous faut ! »
                Même en rajoutant tous les couplets, il était à craindre que ce morceau ne nous sauve pas du massacre ! Songez à votre réaction si vous aviez la malchance d’être en garnison dans un bled d’Outre-Rhin et que l’on veuille vous récompenser en vous faisant assister à La Porteuse de pain… en allemand !
                A l’heure du lever du rideau, la salle était occupée par plus d’une moitié de spectateurs en uniformes de feldgraus, à écussons noirs. Nous étions habillés tels qu’à la ville, c’est-à-dire peu repassés ni soignés. Ce fut, comme on dit en terme de métier, une jolie reluisante ! L’exiguité de la scène (tant en largeur qu’en hauteur) se traduisit par un bon gag. La haute stature de notre administrateur fut que, contrairement à Marseille-en-Beauvaisis où sa tête dépassait au-dessus du rideau, ici elle était au trois-quart masquée par la frise d’avant-scène ! Tant et si bien que toutes les cinq minutes, l’interprète (toujours sous le coup de la colère) soulevait ladite frise et s’adressait au public entre les répliques pour lui lancer : « Voyez ma gueule ? »
                La soirée passa, la chanson passa, les quelques répliques drôles de la pièce du genre :
« -Reste là, tête-en-buis et fais le guet.
-Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah…
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je fais le gai ! »
connurent le succès habituel renforcé, après un léger décalage, par trois cent rires teutons. Ils riaient de confiance. Je ne sais pas qui a osé dire que les allemands étaient brutaux et méchants : ils ne nous ont pas tiré dessus ! Parti le dernier du théâtre j’eus même un haut le corps en franchissant la porte. Quatre molosses armés et casqués m’encadrèrent. Ils poussèrent la délicatesse jusqu’à m’escorter vers l’hôtel, afin de m’éviter tout incident avec une patrouille. Evidemment, je n’avais aucun billet à présenter à un contrôle éventuel, mais le fond de teint que j’avais conservé aurait pu justifier de ma profession. Quoi qu’il en soit, je vous certifie que le parcours entre quatre lascars qui me dépassaient tous d’une tête m’a procuré un indéfinissable complexe de culpabilité, à défaut de la sérénité du héros marchant vers le supplice.
                A chaque jour suffit sa peine, aussi le sommeil du juste a-t-il couronné notre épreuve. Débordant, comme nous l’avons vu, le cadre de la Normandie, notre tournée a sillonné quelques localités de Tourraine, de la Sarthe, des Deux-Sèvres et de Charente. A La Flèche, un jeune amateur local est venu me soutirer les tuyaux susceptibles de lui ouvrir la carrière de comédien. J’ai évité, par orgueil, de lui dire combien j’avais de mal à assurer ma propre survie, mais lui ai demandé ce qu’il avait déjà joué dans sa troupe sarthoise. Il m’a répondu :
« J’ai interprété Le Kid, de Corneille ! »
Alors, je lui ai conseillé de monter à Paris et de se préparer dans un cours d’art dramatique, à la carrière pour laquelle il semblait fait.

                Je n’ai plus souvenance du lieu de cet incident, mais un soir l’un de mes partenaires me déclara en scène : 
« Vous voilà de retour, mon cher, avec une miteuse pine ma foi, l’absence ne vous pas été profitable !!! »
                Je reconnais avoir eu du mal à tenir le coup, surtout lorsque le coupable me glissa à l’oreille :
« Oh ! Qu’est-ce que j’ai dit ? »
                Tout le monde avait compris qu’il s’agissait, bien entendu, d’une « piteuse mine » ; et l’impassibilité du public s’explique par le fait que chacun n’ose croire qu’un acteur ait pu sortir une telle énormité. Seul un fou-rire général sur scène inciterait les spectateurs  à penser qu’ils ont bien entendu.
                Un autre soir, dans La Pocharde, je me trouvais seul pour le monologue de dix minutes (qui est censé durer une heure) et au cours duquel le docteur Marignan, enfermé dans l’appartement de l’héroïne, ressent progressivement les effets néfastes d’émanations d’oxyde de carbone. Il faut que vous sachiez que « la pocharde » est en prison pour le meurtre supposé de son mari et qu’elle-même est accusée d’ivrognerie. Or, en fait, la malheureuse est victime d’intoxication provenant d’un four à plâtre contigu à son logement. La preuve des méfaits dudit four laverait la malheureuse femme de tous soupçons et contredirait le diagnostic du docteur. Une seule solution pour effacer toutes preuves : incendier le domicile de la victime, ce que le méchant se met en devoir de faire, lorsqu’il est surpris pour la plus grande joie de l’audience par le brave sorcier Grégoire, un vieil homme sympathique, campé par notre camarade Rochard, à la mémoire toujours aussi incertaine. D’humeur maussade ce soir-là, je vois entrer le brave Grégoire, plié sur sa canne et qui me lance :
« Ah ! Docteur Marignan, je vous surprends… Ah ! Docteur Marignan… Ah… Ah, ah, eh oui… Docteur Marginan… Aha, ah… »
Le pauvre baignait dans la sueur.
«- Qu’y a-t-il Grégoire ?
-Ah, ah, Docteur Marignan… »
                Il arpentait la scène en pleine panique puis vint tout près de moi en me murmurant :
« Je n’en sais plus une broque ! »
                Alors moi, cruel et lassé, j’ai quitté le plateau en lui disant :
« Grégoire, je vous laisse à vos réflexions ! »
                Oh, bien sûr, je suis revenu, car il fallait bien terminer l’acte, mais seulement après que le pauvre eut parcouru le décor dans tous les sens en débitant des onomatopées !

                A Chef-Boutonne (Deux-Sèvres), alors que nous débarquions devant le théâtre, nous nous régalâmes avec « le tambour de ville » qui oeuvrait consciencieusement. Particularité : ce tambour était un trompettiste. Affublé d’un baryton, il attirait l’attention en soufflant dans son instrument. Puis il faisait son annonce avec un accent incroyable. Face à nous, il claironna avant de nous apprendre que nous jouions « Ce soir, « Les deux gosses » avec vingt z’artistes des grands théâtres parisiens. » Puis il ajouta « La semaine prochaine, la troupe Tartempion interprètera « Mignon drame » de Monsieur Gouette » (est-il besoin de dire qu’il s’agit de Goethe ?)
                Assez jolie soirée au Municipal de St Flour, où nous avions poussé une pointe. Le seul et unique décor disponible se composait d’une toile de fond, représentant une toile violette sur ciel jaune. Je n’exagère pas les couleurs. Quelques arbres miteux meublaient les côtés. Lorsque la scène se passait dans le salon, on avait recommandé au premier acteur entrant chez ses hôtes, d’ajouter à son texte, tout en admirant les chaises, tables ou fauteuils disposés en plein air : « Oh que c’est joli chez vous ! »
                Ceci afin que le public s’imprègne bien du fait que nous ne trouvions pas dans le train-fantôme !
                Parvenus à la scène dramatique, où mon personnage hurle sa jalousie à sa femme et la menace de donner à un vaurien l’enfant qu’il croit illégitime, un rire feutré se répandit dans l’orchestre, avant de gagner le balcon. Un peu décontenancé, j’élevais le ton tandis que les rires enflaient, se transformant rapidement en fou-rire général. Tout cela ne dura que quelques secondes, mais dans cas-là, les secondes sont longues. Ne remarquant rien d’anormal dans la tenue ou le visage de ma partenaire, j’avisai discrètement ma braguette ou toute partie de moi-même susceptible de désordre. Rien. C’est alors que l’hilarité ne nous permettant plus de nous faire entendre, nous nous sommes retournés machinalement pour apercevoir, planté devant l’incroyable toile de fond, un pompier de service tenant un seau à la main. Il s’agissait d’une sorte de demeuré à grosse moustache qui semblait tout heureux d’avoir trouvé la seule place d’où l’on voyait bien le spectacle. De la coulisse, l’administrateur, attiré par le tollé général qui remplaçait l’habituel silence angoissé, s’adressa au coupable :
« Espèce de c… voulez-vous me foutre le camp ! Disparaissez, vous m’avez compris, pauvre crétin ! »
Et le malheureux de disparaître avec son seau, non sans avoir hésité sur le côté à choisir pour s’éclipser. Je vous certifie qu’il n’est pas aisé, après une telle « tasse », de récupérer un public et de l’obliger soudain à reprendre conscience du drame que nous sommes censés vivre…
Après un « relâche » à Tours (ce qui est logique lorsqu’on sait que cette ville est tout de même une préfecture !) nous avons joué le 18 mars à Gièvres, localité qui clôturait cette série et mettait un terme (en ce qui me concerne) aux tournées Bernard Dupré.

                Pris dans l’engrenage des artistes de province, j’étais aussitôt contacté par les tournées Max Noizet, pour un circuit où nous devions alterner six pièces. Outre mon répertoire de La Porteuse de pain et de Roger la honte s’ajoutaient Les deux orphelines (rôle du Chevalier De Vaudray), Le chanteur des rues(rôle de Jean, la pièce et le rôle ne me laissant aucun souvenir), Vous n’avez rien à déclarer (Frontignac) et Blanchette dont il m’a fallu apprendre deux rôles pour ne jouer qu’une seule fois, en raison des circonstances.
Départ le 4 avril et retour le 15 mai sous la pression des comédiens qui sentaient l’imminence d’un débarquement allié et ne voulaient pas être coupés davantage de leurs familles. Dans l’intervalle se situe un petit circuit fermé au cours duquel nous passions et repassions dans les mêmes localités pour y épuiser le répertoire. Seule joie de ce périple, les courts et paisibles voyages sur des barques à fond plat, à travers les canaux du Marais Poitevin : Damvix, Maillezais, Coulon… Peu importait que notre transport s’effectuât sur les barques habituellement réservées aux vaches. Armé d’une longue perche, le batelier qui nous promenait était le gondolier du pauvre qui convenait à notre condition. Nous avons vu et revu : Corzé, Le Lion d’Angers, Le Vaneau, Celle l’Evescault, sans oublier un gala à Garancières-la-Queue.
                Sans doute serez-vous surpris en découvrant qu’il est possible de jouer plusieurs fois en si peu de temps dans des villages de cette importance, et qu’un public suffisant puisse remplir les salles. Eh bien, je répondrai que tout cela se peut, mais je dois à la vérité ajouter qu’il n’a pas toujours été possible de le vérifier. En effet si certains relâches étaient prévus, d’autres, bien plus nombreux nous furent imposés par les événements. Tous étant des cas « de force majeure » dus par exemple au manque d’électricité, nous n’étions pas payés. Et pourtant ! De durs voyages étaient nécessaires pour arriver en dépit des bombardements de voies ferrées qui occasionnaient des retards énormes aux trains. Drame le 3 mai en arrivant à Chambois. Il n’y avait que deux places louées, et c’étaient deux enfants à demi-tarif. Renseignement pris, les Allemands avaient fusillé l’avant-veille un habitant du pays, découvert avec un poste émetteur, et de ce fait tout le village était en deuil. Pas question d’aller au théâtre. Le corps du malheureux avait été abandonné dans un chemin creux, avec interdiction d’y toucher. Un notable de la région avait tout de même obtenu l’autorisation d’enterrer décemment la victime le lendemain matin.
                Après avoir remboursé nos deux spectateurs et donc annulé la soirée, nous regagnâmes le pauvre petit hôtel, non sans avoir décidé d’assister, par solidarité, aux obsèques du résistant. Le spectacle du lendemain matin fut bien émouvant. Tous les habitants et nous en dernier suivirent, à travers les rues du village, le modeste corbillard traîné par un cheval de labour. Moment poignant et dérisoire que le trajet de cet attelage ridicule, portant un pauvre cercueil en bois blanc, au milieu d’une tristesse et d’un recueillement que seuls troublaient les énormes rires de SS allemands, se tapant sur les cuisses. Tous ces jeunes hommes, dont je ne sais plus s’ils appartenaient aux divisions Adolf Hitler, Totenko ou Das Reich,  étaient répartis sur les trottoirs, casqués et revêtus de leur tenue camouflée. Certains tiraient à la mitraillette sur un malheureux chien, qu’ils avaient badigeonné de peinture rouge. Le jeu consistait, bien entendu, à éviter de toucher la pauvre bête qui zigzaguait, affolée, dans la rue…

                Je ne peux m’empêcher (puisque nous sommes à Chambois) d’ajouter un chapitre emprunté aux mémoires de guerre du général Eisenhower. Il suffit pour cela de se vieillir de quelques semaines.
                Après les violents combats issus du débarquement allié, une poche allemande subsistait dans la région de Falaise. Pour la résorber, des milliers de bombardiers s’employèrent à marteler les adversaires pris au piège. Suprême raffinement, les anglo-américains ménagèrent un goulot par où les allemands et leur matériel cherchèrent à s’échapper de la nasse. Ce point de fuite passait par Chambois et naturellement un intense matraquage aérien se localisait sur le secteur. Lorsque le chef du corps expéditionnaire raconte qu’il visita la localité de Chambois avec un masque pour se protéger de l’odeur nauséabonde de la mort, des bulldozers déblayaient les rues, encombrées des 60.000 cadavres qui s’y étaient entassés. Je ne peux m’empêcher de penser à tous ces jeunes hommes impitoyables, dont les corps gisaient peut-être là où ils avaient sévi, écrasés par une force contre laquelle ils étaient impuissants.
                Tous ces empêchements à l’exercice de notre profession se soldèrent le 14 mai par une interruption de la tournée. Il faut ajouter que les comédiens pressentant l’imminence d’un débarquement firent pression sur la direction afin de rejoindre leur famille. Notre moral était bas et mon état d’esprit, à l’issue d’un épuisant voyage de 36 heures, m’inspira un très joli poème qui fera date dans la panoplie des rossignols :

« Après un atroce voyage
De trente-six heures durant
Nous arrivons avec bagages
Ainsi que des clochards errants.

Enfin, nous voici parvenus
Au bout de notre expédition
Et la mémoire dans les nues
Donnons la représentation.

J’attends avec sérénité
La suite de cette épopée
Me ce qui, au fond, me ravit
C’est lundi, de revoir Paris. »



(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios



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Décès de Jean Berger (1917-2014)

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Je viens d'apprendre avec tristesse par deux amis comédiens que Jean Berger nous a quittés il y a quelques jours (ses obsèques ont eu lieu cet après-midi). Né en 1917, il était avec Renée Simonot, Georges Aubert, Hubert de Lapparent et André Valmy l'un des grands doyens du doublage français. Il fait ses débuts au théâtre à Bordeaux, sa ville natale, avant de monter à la capitale. Marié à la comédienne Micheline Bona, il mène une carrière très discrète au cinéma, mais tourne en revanche beaucoup pour la télévision, notamment des téléfilms et séries historiques (La Caméra explore le temps), sa distinction naturelle le menant à des emplois "aristocratiques". 

Sa voix chaude et élégante le prédestine à doubler des acteurs britanniques tels que Patrick MacNee (John Steed) dans la série mythique Chapeau melon et bottes de cuir, Roy Dotrice (Leopold Mozart) dans Amadeus ou Robert Shaw (shérif de Nottingham) dans La Rose et la Flèche.
Il est également la voix de Charlie dans la série Drôles de dames, le narrateur des Envahisseurs, Edward Mulhare (Devon Miles) dans K2000, Michael Shaerd (l'amiral Ozzel) dans L'Empire contre-attaque, Philip Stone (Capitaine Blumburtt) dans Indiana Jones et le temple maudit, Jolly Jumper dans Lucky Luke - Daisy Town... Chez Disney, il travaille régulièrement pour Jean-Pierre Dorat dans les années 70: narrateur de La mare aux grenouilles et du redoublage partiel des Trois Caballeros, le journaliste à la fin des Aventures de Bernard et Bianca (1977).



Avec Jean (Repas des séries, 2009)
Faisant partie de ce que l'ami Roger Lumont appelle "l'honneur de la profession", il était pour beaucoup de comédiens un camarade charmant, et un comédien passionnant, que j'ai eu à titre personnel la chance de rencontrer grâce à mon collègue François Justamand (La Gazette du Doublage) qui l'avait interviewé pour son livre Rencontres autour du doublage (éditions Objectif Cinéma) et avait organisé en 2009 en sa présence et celle d'une vingtaine de fans un mémorable "repas des séries" thématique autour de Chapeau melon et bottes de cuir. 
Je me permets de relayer ici quelques hommages et anecdotes d'amis ou correspondants comédiens laissés sur les pages facebook de Dans l'ombre des studios:

William Coryn: "J'aimais beaucoup Jean. J'étais son jumeau d'anniversaire et le jour de mes 40 ans il m'a appelé pour me dire : Aujourd'hui, mon cher William, j'ai exactement le double de ton âge. Au revoir, Jean."


Edgar Givry: "La classe,en effet. Quand j'ai joué l'Exil de Montherlant au studio des champs Elysées avec Pierre Pistorio, Martine Sarcey, il y avait avec nous sa femme, Micheline Bona qui venait de faire la voix du démon de L'Exorciste, je lui demandais de me parler de la même façon en coulisse. C'est à ce moment là que j'ai connu Jean. Je ne faisais quasiment pas de doublage à l'époque mais me rendais bien compte qu'il y avait pas mal de talents dans ce milieu."


Jackie Berger: "Un comédien de talent et un homme courtois, d'une grande gentillesse, bienveillant, la grande classe ! Au revoir mon oncle, puisque c'est ainsi que je vous ai toujours appelé et toujours vouvoyé car vous m'en imposiez."

Bernard Métraux: "Jean a toujours fait preuve d'une droiture et d'une intransigeance exemplaires dans la défense de notre métier, dans ses droits, ses acquis, dans l'exigence de sa qualité. De toutes les luttes, il a sans cesse montré un sens inaliénable de l'éthique et fait partie de ceux qui ont apporté au doublage ses lettres de noblesse. 
Nous perdons un Ami et un Camarade."

Serge Martina: "Jean Berger était non seulement un acteur très fin, mais aussi un homme de qualité. Adieu Jean. On ne t'oubliera pas."

Frédéric Pieretti:"C'était un délicieux gentleman, un acteur de talent et un ancien adorable avec les galopins de débutants que nous étions. Un bout de notre jeunesse qui s'en va. Adieu, Jean."

Thierry Wermuth: "Jean Berger... Sa voix... Son regard clair... Sa gentillesse... Son élégance ... Son talent formidable d'acteur... Sa discrétion..
Sa droiture... Ses engagements... Un homme rare. Des souvenirs et beaucoup d'émotions."






Jean Berger "Je plains le temps de ma jeunesse"par ina




Extrait de Chapeau melon et bottes de cuir avec les voix de Jean Berger (John Steed) et Michèle Montel (Emma Peel)




Générique des Envahisseurs avec la voix de Jean Berger



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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 6/7)

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Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...



               
            Dès mon retour à Paris, je m’engage dans la brigade spéciale, sorte de petite troupe de choc de la « Défense passive » (Note de Dans l’ombre des studios : la brigade spéciale de la Défense Passive, sur laquelle les informations sont rares, est à ne surtout pas confondre avec les brigades spéciales, policiers d’élite spécialisés dans la traque aux résistants). Uniforme de toile, couleur marron, avec lettres dorées sur écusson noir : « B.S. » et casque français. Dès l’alerte, nous devions gagner notre P.C. de la rue Bayen. Discipline et salut militaire. Après le rassemblement, des camions venaient nous prendre pour nous diriger sur les lieux bombardés. Là, j’ai fait mon apprentissage de l’horreur en déblayant les ruines et ramassant morts et blessés. Les alertes étaient quasi-quotidiennes et nocturnes. Nous avions une sirène à deux pas de la maison et… je ne l’entendais pas. C’est beau d’être jeune. Maman me secouait et me disait (pleine de reproches) : « Va à tes déblaiements ! »
                Aussitôt levé et encore à moitié endormi, j’offrais le spectacle du monsieur à poil et casqué ! Je vais me permettre, pour la petite histoire, de conter par le menu les péripéties de ce que fut mon premier déblaiement. Rassemblés par la grâce de la sirène, en son P.C. de la rue Bayen, le groupe « Ternes » de la Brigade Spéciale (4 sections de 12 hommes chacune) est dirigé par camions sur les lieux du bombardement en cours, c’est-à-dire à Gennevilliers. Là, des avions anglais ont pilonné des dépôts de carburant et un atelier allemand de réparations pour leurs chars et camions. L’objectif est en bordure de la Seine et il faut reconnaître que l’attaque a été aussi précise que faire se peut, eu égard à la proximité d’habitations civiles non évacuées. Notre mission consiste en priorité à sauver un maximum de vies françaises : gens bloqués dans leurs caves ou blessés à secourir. A défaut, ramasser les morts.
                Arrivés sur les lieux au moment où sonne la fin de l’alerte, le spectacle est impressionnant. D’immenses lueurs en provenance des cuves à essence en flammes et des ateliers allemands s’élèvent dans la nuit claire. Première vision terrible que celle d’un parachutiste anglais (dont l’avion a dû être abattu) et qui descend lentement et inexorablement vers le brasier. Soudain, la chaleur désintègre littéralement la corolle de soie et l’homme tombe, comme une pierre, au cœur de l’incendie. Les pompiers français sont déjà sur place, tentant de protéger un gazomètre tout proche, tandis que le feu attaque de temps à autre une nouvelle cuve de carburant. Mon cœur bat fort en parvenant sur le chantier qui nous est assigné : un groupe de quelques maisons détruites.
                Nantis de pelles, pioches, lampes de secours et brancards, nous fouillons les ruines, mais en vain. Ou bien les locataires avaient pu se mettre à l’abri, ou nous avons été précédés par d’autres sauveteurs. Je me dirige alors, avec quelques camarades, vers un autre lieu et soudain j’aperçois dans le fond d’un énorme entonnoir de bombe, deux cadavres d’allemands. Ce furent donc les deux premiers que je vis, le spectacle me fascinait, me glaçait et me donnait envie de fuir. L’un des deux retenait ses tripes à deux mains, tandis que sa jambe droite était littéralement dévissée sur elle-même. Le second avait la tête ouverte en deux parties parfaitement égales et l’on avait l’impression de deux profils qui se regardaient nez à nez. Mon chef de section ordonna à quatre hommes (dont moi) de descendre ramasser les corps. Vert comme un sous-bois, ainsi que l’a si joliment défini Courteline, un camarade supplia notre supérieur :
« -Je ne peux pas y toucher, je vous demande pardon… La prochaine fois, je vous promets…
-D’accord. Contente-toi de regarder, mais il faudra t’y coller à la prochaine occasion parce que, si c’est pour regarder, tu peux rester chez toi ! »
                J’avais bien envie de l’imiter mais à quoi bon ? Autant se lancer tout de suite. Je me mis donc en devoir de descendre au cœur de l’excavation lorsqu’un officier allemand surgissant d’on ne sait où s’écria « Non Monsieur, pas toucher ! »
                Je l’aurais embrassé. Il est bien évident que les Fridolins attachaient peu d’importance à des cadavres inutiles, préoccupés qu’ils étaient de sauver en premier lieu leur matériel. C’est pourquoi nous assistions, médusés, au spectacle de soldats pilotant à toute vitesse des camions arrachés des hangars et dont l’arrière traînait des flammes. L’un de mes camarades fut interpellé par un officier nazi :
« -Fous, zortir camion.
-J’sais pas conduire et puis c’est pas mon boulot.
-Monzieur, fous zortir camion. »
                Le ton était menaçant et un révolver sortit pour ponctuer l’injonction. J’imaginais l’incident m’arrivant à moi, qui ne savait réellement pas conduire. Avec un courage remarquable, notre camarade (qui lui, savait conduire) entra dans la fournaise, sortit au volant d’un camion et précipita celui-ci dans un énorme trou de bombe. S’extrayant indemne du véhicule renversé, il se présenta devant l’allemand, levant les bras dans un geste de fatalité :
« Et voilà ! J’vous avais prévenu, j’sais pas conduire ! »
                Blême de rage, son interlocuteur s’en tint là, Dieu merci !
Revenant alors sur mes pas, mon pied droit dérapa légèrement. La voix d’un copain me parvint aussitôt :
« Fais gaffe, Dumat, tu marches sur un intestin ! »
                Il fallait bien me rendre à l’évidence, c’était vrai. Non loin de là, mon regard tomba sur une autre vision cauchemardesque : un pied, revêtu d’une chaussette bleue sortait du sol. Visiblement un malheureux était enterré à cet endroit. Gisait-il verticalement ou horizontalement ? Je m’accroupis pour gratter délicatement le sol tout autour du membre et me retrouvai, tout bêtement, avec le pied dans ma main gantée de cuir. (Je précise que ma mère m’avait fermement recommandé de porter mes gants pour « ces sales besognes »… et que je ne songeais même pas à les ôter pour déguster le sandwiche que la camionnette du « Secours National » nous apportait sur les chantiers. Il est des circonstances où le manque d’hygiène n’a que peu d’importance ! )
                Il fallait se rendre à l’évidence : le tableau de chasse de ma section se limitait à un pied et à des intestins ! Posant les pauvres reliques sur un brancard, nous emportâmes le tout, après l’avoir dissimulé sous une couverture, en direction d’une église toute proche qui avait été transformée en morgue. Un camarade m’aidait au transport de la civière et en quittant la zone bombardée, nous passâmes au milieu d’un groupe important de civils attristés qui guettaient le résultat de nos recherches. En effet, les gens s’inquiétaient du sort de tel ou tel voisin, dont on n’avait pas de nouvelles. Chacun sait bien que les circonstances les plus tragiques engendrent souvent des éclats de rire irrépressibles. Il me revient à l’esprit, à ce propos, deux incidents survenus lors des obsèques de mon grand-père à St Pierre de Neuilly.
                Dieu m’est témoin que j’avais du chagrin. Au moment des condoléances et au milieu d’un interminable défilé, un monsieur s’informa auprès de mon grand-oncle recteur : Où était Gérard ? Transmis de bouche à oreille jusqu’à moi, ce prénom inconnu de nous tous revint à l’oncle François qui répondit, en roulant superbement les R :
« Il n’a pas dû pouvoirr venirr ! »
                La surprise s’inscrivit sur le visage du monsieur :
«- Le fils du défunt ?
-Oh, vous faites erreurr, nous enterrrons Monsieur Dumas, qui n’a jamais eu que trrois filles ! »
                Eh bien, j’ai vu s’éloigner ce pauvre homme, qui venait d’assister à une messe, après s’être trompé d’enterrement, en réprimant difficilement mon hilarité. Pas de chance, le mari d’une vieille amie de ma grand-mère a suivi presque aussitôt. Il s’est présenté à chacun des membres de la famille, en ces termes :
« Je suis Monsieur Croton, le mari de Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. »
                Cette phrase, répétée vingt fois, devint insupportable ! Et, lorsqu’au cimetière où il avait suivi (ne reconnaissant personne et ne voulant oublier quiconque) il me répéta : « Je suis Monsieur Croton, le mari de Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. » je suis carrément allé pouffer dans un coin et je n’étais pas le seul !
                Cette parenthèse me ramène au brancard auquel nous étions attelés. Sur notre passage des femmes se signaient et des hommes se découvraient. C’est alors qu’une voix bouleversée murmura « Oh ! Le malheureux a dû être écrasé ! »
                Sachant ce que nous transportions, je dus me mordre les lèvres au sang pour ne pas avoir l’air d’un monstre. Parvenus dans l’église, nous y fûmes accueillis par une infirmière fort affairée et qui se conduisait en maîtresse de maison, en train de faire des mondanités. Je la revois très bien avec sa blouse blanche et ses gants de caoutchouc.
« -Qu’est-ce que vous m’apportez, Messieurs ?
-Oh, des restes, Madame. »
                Elle souleva la couverture : « Ah oui, en effet… Ah oui… Attendez… Voyons… A qui est-ce, ça ? Venez avec moi. »
                Et nous la suivîmes dans une crypte en sous-sol aménagée en chapelle ardente. Là, à la seule lueur de quelques cierges, une vingtaine de formes allongées sous des draps meublaient cette salle froide et nue. Le spectacle était poignant. Fort à son aise, l’infirmière soulevait les linceuls les uns après les autres, nous imposant la vision de femmes, d’enfants, d’hommes figés dans la mort.
« Non, c’est pas ça… Là non plus… Non, attendez… »
                En découvrant l’avant-dernier corps, elle ne put réprimer un cri de triomphe : « Ca y est ! »
Spectacle hallucinant d’un malheureux homme, littéralement coupé en morceaux et dont la tête, les bras, les jambes avaient été patiemment remis à leur place par l’infirmière, à l’aide de petits morceaux de fil de fer. Elle était fière de son puzzle ainsi reconstitué.
« Vous comprenez, il faut qu’il soit présentable à la famille ! »
                De fait, le corps n’était plus amputé que d’un pied et celui que nous voyions était recouvert d’une chaussette bleue qui dissipait tout doute. La sinistre besogneuse disposa le membre manquant à l’extrémité inférieure gauche et s’empara, dans ses mains gantées, de l’intestin qui fut présentement remis à sa place.
« Et voilà, dit-elle avec un soupir sadico-satisfait, il est complet ! »
                Nous ne nous sommes pas fait prier pour quitter cet endroit de cauchemar. Revenant vers la fournaise au moment où un capitaine des pompiers demandait des volontaires pour porter, vers le cœur de l’incendie, des rallonges de tuyaux, je me désignais à lui. Dix minutes plus tard, je maudissais ma décision en ployant sous le faix d’un lourd paquet de tuyau en toile, replié en accordéon sur mon épaule. Les lances d’incendie prenaient leur source à un bateau-pompe amarré depuis peu le long du quai. Il s’agissait de trimballer ledit tuyau vers le danger et à travers un terrain parsemé de trous de bombes. Fidèle à mon habitude qui est de faire pour le mieux lorsqu’on compte sur moi, je me hâtais en titubant vers les cuves à essence qui s’embrasaient avec régularité les unes après les autres, tandis que les pompiers arrosaient avec méthode… vous allez le voir ! Soudain, je trouve sur ma route le capitaine des pompiers. Il me fait signe, avec ses deux mains, de ralentir :
« -Où cours-tu comme ça, mon petit gars ?
-Ben, je porte un tuyau, comme vous l’avez demandé !
-D’accord, mais il n’y a pas de panique !
-Ah bon, pourtant ça brûle pas mal !
-Oui, mais qu’est-ce qui brûle ?
-Ben… des dépôts d’essence !
-A qui elle est, cette essence ?
-Aux Allemands !
-Alors !!! Plus ça brûle mieux c’est, non ?
-Ah ben oui… Evidemment ! »
Je m’en voulais, pauvre imbécile, de n’avoir pas réalisé cela tout de suite…
« Tu comprends, mon petit, le fait d’arroser avec vigueur ça étale le feu, et plus ça s’étale, plus ça brûle. T’as saisi ? »
J’étais rayonnant d’admiration et de joie.
« -Compris, mon capitaine. »
                Le sauve-qui-peut général n’a pas tardé car les flammes commençaient à lécher le gazomètre et son explosion n’était plus évitable. Tout le monde se mit à l’abri et une violente déflagration déchira la nuit déjà embrasée. La multitude des petits débris projets alentour fut sans suite fâcheuse pour les personnes présentes.
                Voilà donc le récit d’un déblaiement. Je n’en ai parlé que parce qu’il fut le premier. J’ai participé par la suite à de nombreux autres sur lesquels je ne m’appesantirai pas. Ils furent fertiles en horreur et je n’y vois pas place pour l’humour, fut-il le plus noir !

                Sur le plan artistique, le théâtre est au point mort. Pour gagner ma vie j’entre à Chaillot où de nombreux comédiens en mal d’engagement trouvent un salaire honorable en figurant dans les tragédies à grand spectacle, montées par Pierre Aldebert, sur la scène ou les marches du Palais de Chaillot. Ainsi, entre juillet et novembre, on peut m’apercevoir (en cherchant bien et épisodiquement) dans Horaceou Le Cid, ce qui m’aide pécuniairement après mon arrêt de travail forcé. Je fais aussi quelques cachets avec Max Noiset (et le répertoire sacro-saint des mélos) dans plusieurs salles paroissiales ou municipales parisiennes. Je me produis donc : 47 rue Klock, 98 rue Martre, 21 rue de la Tombe-Issoire, 15 rue du Retrait, 48 rue Planque, 21 rue de Jussieu, 13 rue Fagon, 11 place du cardinal Ammette, rue Lacoste et rue du Rendez-vous… liste que je donne complètement car je la trouve, pour la capitale, à l’image des itinéraires de province.
                Au milieu de ce fatras, un grand événement s’est déroulé : la Libération de Paris en août 44. J’ai eu aussi la chance d’y participer, le plus bénévolement du monde avec la Brigade Spéciale de la Défense Passive qui était devenue pour la circonstance de « passive » à « active ». Notre chef, Couillard, avait proposé aux quelques 300 hommes de la B.S. de poursuivre une œuvre « française » en devenant des combattants et un grand pas général en avant avait répondu à son appel. Hélas ! Seul un quart des effectifs pouvait recevoir un fusil et le tirage au sort n’avait pas désigné mon groupe. Tous ceux qui pleuraient après une arme furent priés, en attendant, d’endosser une blouse blanche et de peindre, de la même couleur, leur casque en l’agrémentant d’une croix rouge.
                Ces quelques jours de folie joyeuse, passés dans l’euphorie du danger accepté, méritent une halte, car ils font partie de ces moments qui marquent une vie et une époque. Paris avait senti sa proche libération et s’agitait comme le couvercle d’une marmite qui n’en peut plus de bouillir. La résistance avait commencé prématurément l’action directe, avec le risque que pouvait comporter tout retard de l’avance alliée. Les Allemands étaient là, bien que moins voyants, dans de nombreux quartiers et personne alors ne connaissait le risque encouru par certains ponts et monuments si l’ordre destructeur de Hitler avait été exécuté. Le ravitaillement s’amenuisait encore ; le gaz et l’électricité manquaient presque totalement. Un soir, mon frère et moi avions sorti nos masques à gaz, beaucoup pour faire rire notre mère et un peu pour lutter contre la fumée qui se dégageait d’un petit réchaud à papier sur lequel nous avions décidé de faire cuire quelques haricots blancs charançonnés. Vous imaginez le nombre de boulettes de papier qu’il nous a fallu enfourner dans l’ustensile, avant de venir à bout de ce cadeau empoisonné !... et pourtant bienvenu.
                Ayant passé outre à toutes les adjurations (ou objurgations ?) maternelles, je quitte la maison très tôt le matin de ma première prise de service en qualité d’infirmer-brancardier-secouriste. Mon entrain était aussi admirable que mon inaptitude. Revêtu d’une blouse blanche, coiffé du casque blanc à croix rouge sur le devant, je remonte la rue des Acacias quasi-déserte, en sifflotant. Notre P.C. était tout proche ; un garage évacué par l’occupant, avenue de la Grande Armée. Le matériel de secours était rudimentaire ; l’instrument de travail consistait en une camionnette à gazogène réquisitionnée et hâtivement peinturlurée de croix rouges. Seule la bonne volonté était à la hauteur de la situation. Parvenu à quelques mètres du haut de ma rue, j’aperçois une tête casquée de vert et le canon d’un fusil, le tout faisant « coucou » vers moi. Moment désagréable pendant lequel j’ai rapidement décidé de ne pas interrompre mon pas et mon sifflet allègres. Serrant les fesses je suis arrivé à la hauteur de l’allemand en lui lançant un jovial salut de la main. Après tout, j’étais déguisé en inoffensif homme en blanc et ma réaction n’avait rien de suspecte.
                Passant devant la boulangerie-pâtisserie qui faisait l’angle de l’avenue de la Grande Armée presqu’en face de notre poste de secours, j’aperçus une mitrailleuse lourde embossée dans la boutique, derrière des sacs de sable et servie par deux autres vert-de-gris. Après un bonjour des plus naturels aux embusqués, j’ai traversé l’avenue pour rallier ma base opérationnelle et ai franchi le dernier mètre avec la célérité d’un monsieur dont on a piqué l’arrière-train. Ouf ! Quelle trouille, messiers dames ! Et ça n’était pas la dernière, Dieu merci !

                J’ai passé ensuite 48 heures à sillonner le secteur, cramponné sur l’aile avant de la camionnette, en brandissant un drapeau à croix rouge. Nous étions de belles cibles, offertes au caprice d’un ennemi irritable ou trop nerveux (ce qui paraît admissible, lorsqu’on sait que chaque fenêtre, chaque porte cochère, chaque toit de Paris était susceptible de dissimuler un franc-tireur). En fait, tous ces risques pris par notre équipe ne profitaient qu’à des civils imprudents ou inutilement curieux blessés par des balles perdues, alors qu’ils auraient mieux fait de rester chez eux. J’ai vu des colonnes allemandes descendre assez rapidement vers la Porte Maillot et puis les mêmes colonnes revenir sur leurs pas après avoir constaté leur impossibilité de forcer l’étau qui se refermait sur la capitale. Avec l’arrivée des premiers soldats alliés nous avons quitté la tenue blanche et touché un fusil Mauser pris à l’ennemi. Lourd engin, dont le maniement m’était étranger, mais n’étions-nous pas en pleine période d’improvisation ?
                Je n’oublierai jamais le premier G.I. venant vers moi… Il mâchait placidement du chewing-gum et sa chemise grande ouverte laissait apercevoir un système pileux digne d’un orang-outan ! Nous nous sommes embrassés et avons écrit nos noms, lui sur mon brassard FFI et moi dans l’intérieur de son casque. Il m’a fait l’offrande spontanée d’un paquet de Lucky Strike et est reparti nonchalamment vers son destin… je l’espère vers l’Oklahoma.
                Il est d’autres choses que je n’oublierai pas non plus. Cet allemand, devenu franc-tireur par le simple troc de son uniforme contre des vêtements civils, qui a été lynché et littéralement dépiauté par les ongles de plusieurs dames hystériques. Véritable pantin désarticulé et sanguinolent, qu’il a fallu achever d’une balle charitable. Ce milicien, qui ressemblait à Hitler par la moustache et qui a été fusillé dans la cour de la Mairie par un peloton hétéroclite de résistants. Il n’avait certes pas volé son châtiment, après avoir jeté des grenades sur la foule depuis un toit voisin, mais lorsque vous voyez un homme mourir, les yeux ouverts et le corps au garde-à-vous, avec un ultime sourire de défi et après avoir refusé le secours d’un prêtre qui se trouvait là… vous ne pouvez réprimer un frisson dans le dos, en songeant à votre attitude éventuelle dans le cas où une erreur vous réserverait le même sort. Après le coup de grâce, l’un des sept exécutants traduisit le trouble général en déclarant :
« -Ah la vache ! Il a du cran, ce mec ! »
                Il y a eu aussi moi, montant sur un toit avec un camarade, oubliant, ou plus exactement ignorant alors le vertige auquel je suis sujet, pour tirer sur un milicien qui venait de défigurer une femme à coup de fusil alors qu’elle marchait dans la rue. Je revois également ce passage de prisonniers allemands, capturés au bois de Boulogne par la 2ème D.B. et qui remontaient l’avenue de la Grande Armée (ironie du sort !) entassés dans des camions ou des tractions-avant, lorsqu’ils étaient officiers. Les captifs, dont chaque véhicule était séparé du suivant par une jeep ou une automitrailleuse, traversaient une marée humaine déchaînée. Aussi verts que leur uniforme, les officiers de la Wehrmacht se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre les insultes, tandis que les soldats se protégeaient le visage contre les bouteilles vides lancées sur eux. De l’un des camions un jeune allemand qui ne pouvait peut-être plus supporter cette épreuve, sauta brusquement au sol. Réaction insensée et sans issue. Tout près de moi, un américain épaula sa carabine et tira deux balles dans la tête du fugitif, cependant que plusieurs autres projectiles s’abattirent sur le camion d’où s’était échappé le désespéré. Avec un copain, nous récupérâmes deux blessés : un autrichien qui était frappé dans le dos et un allemand assez âgé, avec tibia cassé et plaie ouverte. Pour emmener ces deux hommes dans le poste de secours tout proche, il fallut les protéger de la foule qui réclamait qu’on les achevât et subir les injures de nos concitoyens qui nous traitaient de sales collabos (sans crainte de se conduire eux-mêmes aussi mal que l’occupant honni pour ses atrocités !). Quant au cadavre que nous sommes allé ramasser ensuite, une grosse mégère du quartier était en train de lui donner des coups de pied et de lui cracher dessus, en l’abreuvant de mots orduriers. Devant ce spectacle confondant, j’ai demandé à cette dame si elle voulait que nous lui emportions le corps chez elle. J’avais, là encore, perdu une occasion d’éviter des mots doux !
                Que l’on me comprenne bien. Il ne me serait pas venu à l’idée d’avoir une sympathie quelconque pour ceux qui nous asservissaient depuis cinq ans. J’admets, d’autre part, que des gens qui ont souffert tout au long de l’occupation puissent se laisser aller à des débordements regrettables, mais la lâcheté et l’injustice me hérissent, la foule me fait peur ; qu’elle manifeste une grande joie ou une grande colère, elle est inhumaine, incontrôlable, sans pitié et sans intelligence. Voyez-vous, si j’avais été prisonnier et blessé à Berlin, au milieu d’une marée humaine hostile et vengeresse, j’aurais aimé voir une âme secourable m’arracher à ses griffes. Sans doute suis-je trop sensible !

                Encore une image d’Epinal concernant la libération de Paris. La descente des Champs-Elysées par de Gaulle, ses généraux de légende et ses ministres issus de Londres. Mes camarades et moi faisions la haie à un certain endroit de l’avenue. Nous nous tenions par les épaules afin de faire un rempart entre eux et le flot hurlant qui criait sa joie et voulait s’approcher. Sur tous les toits, des pompiers surveillaient le cortège afin de parer à tout acte désespéré d’un quelconque tireur isolé. La couleur, le bruit, l’allégresse… Des gens se faisant écraser les pieds par des chars d’assaut, plutôt que de reculer de 20 cm. Spectacle unique, délirant, grandiose… Inoubliable !
                Moment de fierté que celui où la B.S. fut invitée à défiler autour de l’Arc de Triomphe devant les masses assemblées et les soldats de Leclerc, dont les véhicules étaient rangés « en soleil », autour du monument. Toutes les voitures militaires et engins blindés avaient leur capot recouvert d’un tissu rose, destiné (depuis leur marche sur Paris), à les soustraire de toute erreur d’appréciation de l’aviation amie. Rassemblés dans notre tenue marron, casqués et flanqués d’un fusil sur l’épaule, nous avions été harangués par notre chef :
« Alors vous vous alignez sur le voisin, six par six, tous les fusils à la même hauteur ; quand je dis « gauche » je ne veux pas voir un couillon se tromper de pied. Comprenez-vous les gars, faites comme si vous aviez défilé toute votre vie, on vous regarde ! »
                Le miracle se produisit et notre passage fut impeccable. Vivement applaudis, nous tournâmes la tête vers les soldats de la 2ème D.B. qui nous lançaient des « Bravo les petits gars ». Bien sûr, nous avions fait plus que ceux qui n’avaient rien fait, mais tellement peu en regard des héros de la résistance ou de ces hommes qui venaient du Tchad… qu’un léger sentiment de gêne tempérait mes ébats.
                La B.S. qui avait perdu sept hommes durant les déblaiements, compta 11 autres morts au cours de la semaine libératoire (ou de libération… à voir). J’ai su que plusieurs autres camarades engagés par la suite dans la première armée, étaient tombés au front, en menant la guerre à son terme.

                Cette petite fresque étant brossée et Paris délivré, il fallut attendre encore près de 33 semaines pour voir s’achever en Europe le cauchemar de 68 mois ! Durant cette période, mon activité artistique se poursuivit sans éclat. Outre les représentations dont j’ai parlé auparavant, je fus contacté par l’intermédiaire du bureau de placement des artistes (la célèbre et sinistre rue Taitbout, longtemps connue des acteurs) pour cinq galas dans le Nord de la France, avec La Pocharde. Les tournées Jackson cherchaient en effet un docteur Marignan. Je me rappelle, avec une certaine tendresse, de cette famille Jackson où le père, la mère, la fille et le fils jouaient la comédie. Tout cela baignait dans une grande médiocrité. Les accessoires de scène n’étaient jamais au rendez-vous, car les patrons s’accusaient mutuellement à chaque fois d’avoir oublié les accessoires sur la cheminée de leur salon. Durant les cinq représentations données dans des localités minières, le père Jackson, qui était très dur d’oreille, entra sur scène au moment où l’un des interprètes avisait la coulisse en s’écriant :« Tiens, voilà la patronne ! »

                Immanquablement, la main de la fille apparaissait et ramenait le vieux sorcier Grégoire hors de l’action en lui disant d’une voix lassée « C’est pas à toi, Papa ! ».

(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios



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Claudine Meunier invitée à l'émission "42ème Rue" (France Musique)

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A l'occasion de la création des Parapluies de Cherbourgà la rentrée au Théâtre du Châtelet, Laurent Valière organise pour son excellente émission "42ème Rue" un concert privé avec des extraits du spectacle et interviews des artistes (Michel Legrand, la formidable Marie Oppert (jeune talent à surveiller de près!), Vincent Niclo, Natalie Dessay, Laurent Naouri) demain à 11h30 au foyer du Châtelet (entrée libre). L'émission sera diffusée sur France Musique dimanche 7 septembre de 11h à 12h.

A cette occasion, avec mon concours, mon amie Claudine Meunier (voix de Madeleine dans le film) a accepté de se joindre aux participants de l'émission pour évoquer les chanteurs originaux du film de Jacques Demy. Ne manquez pas ce rendez-vous!

Pour rappel, liste des mes articles concernant des chanteurs des musiques de films de Jacques Demy:

-Interview d'Anne Germain (Delphine dans Les Demoiselles de Rochefort, Peau d'âne dans Peau d'âne)
http://danslombredesstudios.blogspot.fr/2014/05/anne-germain-chanter-la-vie-chanter-les.html

-Hommage à José Bartel (Guy dans Les Parapluies de Cherbourg, Bill dans Les Demoiselles de Rochefort)
http://danslombredesstudios.blogspot.fr/2012/11/hommage-jose-bartel.html

-Portrait de Claudine Meunier (Madeleine dans Les Parapluies de Cherbourg, Esther dans Les Demoiselles de Rochefort)
http://danslombredesstudios.blogspot.fr/2014/04/joyeux-anniversaire-claudine-meunier.html

-Interview de Jean Stout (Lancien dans Les Demoiselles de Rochefort)
http://danslombredesstudios.blogspot.fr/2011/05/jean-stout-baloo-petit-jean-et-les.html

-Portrait de Jean Cussac (Dubourg dans Les Parapluies de Cherbourg, Un garçon de ferme dans Peau d'âne)
http://www.objectif-cinema.com/spip.php?article4411

-Portrait de José Germain (Le patron du café dans Les Parapluies de Cherbourg)
http://www.objectif-cinema.com/spip.php?article4827

-Hommage à Christiane Legrand (Mme Emery dans Les Parapluies de Cherbourg, Judith dans Les Demoiselles de Rochefort, La Fée des Lilas dans Peau d'âne)
http://danslombredesstudios.blogspot.fr/2011/11/hommage-christiane-legrand-1930-2011.html




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Unreleased recording: "Pavane for a dead Princess" (Ravel) by The Swingle Singers (1967) / Enregistrement inédit: "Pavane pour une infante défunte" (Ravel) par les Swingle Singers (1967)

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In 1967, in a Parisian studio, The Swingle Singers recorded their album "Spanish Masters" ("Sounds of Spain/Concerto d'Aranjuez" in France) paying tribute to great spanish composers. Among the tracks recorded there is a wonderful arrangement of Maurice Ravel's "Pavane for a dead Princess" (Ravel was a French composer very inspired by Spain, in which he had some roots).

Unfortunately, Maurice Ravel's heir (his brother Edouard's driver) opposed to the release of this track. Ward Swingle then decided to replace the "Pavane" by Rodrigo's "Concerto d'Aranjuez" who will eventually gave its name to the album.The Swingle Singers incorporated the "Pavane for a dead Princess" in their tour list, but it was never put on records, neither in the 60s, nor in Philips CD releases.  


With permission and support from four of my friends in the "Swingle Singers" (Claudine Meunier, Hélène Devos, Jean Cussac and José Germain), I am glad to give you this wonderfully harmonized and absolutely unreleased recording on my page "Dans l'ombre des studios".

Composed by Maurice Ravel /Arrangements by Ward Swingle

Sopranos: Christiane Legrand (solist) and Jeanette Baucomont
Alti: Claudine Meunier and Hélène Devos
Tenors: Ward Swingle and Jo Noves
Bass: Jean Cussac and José Germain
Drums: Daniel Humair/ Double bass: Guy Pedersen

I invite you also to read my interviews (with rare pictures and videos of The Swingle Singers) of Swingle Singers Anne Germain and Claudine Meunier.

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En 1967, les Swingle Singers enregistrent dans un studio parisien l'album "Sounds of Spain/Concerto d'Aranjuez" ("Spanish Masters" aux Etats-Unis), rendant hommage aux grands compositeurs espagnols. Parmi les titres enregistrés figure un arrangement de la superbe "Pavane pour une infante défunte" de Maurice Ravel, compositeur français très inspiré par l'Espagne dont il avait quelques origines.

Programme tournée 1971
Malheureusement, l'héritier de Maurice Ravel (le chauffeur de son frère Edouard) s'oppose à la sortie de ce titre. Ward Swingle décide alors de remplacer la "Pavane" par le "Concerto d'Aranjuez" de Rodrigo, qui donnera finalement son nom au disque.
Les Swingle Singers incluront la "Pavane pour une infante défunte" dans leur répertoire de tournée, mais elle ne sera jamais gravée sur disque, ni à l'époque, ni lors des éditions CD Philips.

Avec l'autorisation et le soutien de quatre de mes amis "Swingle Singers" (Claudine Meunier, Hélène Devos, Jean Cussac et José Germain), j'ai le plaisir de vous offrir sur "Dans l'ombre des studios" cet enregistrement superbement harmonisé et totalement inédit.

Composé par Maurice Ravel / Arrangements: Ward Swingle

Sopranos: Christiane Legrand (soliste) et Jeanette Baucomont
Alti: Claudine Meunier et Hélène Devos
Ténors: Ward Swingle et Jo Noves
Basses: Jean Cussac et José Germain
Batterie: Daniel Humair / Contrebasse: Guy Pedersen

Je vous invite à lire également mes interviews des Swingle Singers Anne Germain et Claudine Meunier  (avec de rares photos et vidéos).

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Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 7/7)

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Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat... Dernière partie aujourd'hui...



Début décembre 44, quelques jours après ces belles pages artistiques, un coup de téléphone affolé de Jeckson me demande de sortir quatorze camarades de l’ennui. Il s’agissait de jouer trois jours plus tard La joueuse d’orguesà Aulnay-sous-Bois car la maladie d’un interprète plongeait la troupe dans le marasme. N’ayant pas ce chef d’œuvre à mon répertoire, je conseillai vivement à mon interlocuteur de s’adresser au bureau paritaire. Persuadé qu’il trouverait son bonheur de cette façon, j’ajoutai inconsciemment que dans le cas contraire il serait toujours temps de me faire signe. Qu’avais-je dit là ? Je n’avais fait que perdre 24 heures précieuses, à l’issue desquelles un nouveau S.O.S. me fut lancé :
« Viens vite nous voir, il faut sauver la situation ! Je te donnerai 300 francs, mais n’en parle à personne, car tous les autres ont 250. »
                Je me rendis, la mort dans l’âme, rue de l’Echiquier, pour chercher une brochure chez les organisateurs.
« -Alors, quel est le rôle ?
-Tu joues Savane père et Savane fils.
-C’est tout ? m’écriai-je, affolé.
-Ne t’en fais pas. C’est toujours le même qui joue les deux (sic). D’ailleurs, ils ne sont jamais ensemble. Et puis, ne te fais pas de souci, on possède bien la pièce, les camarades l’ont beaucoup jouée et on te soutiendra. Tu n’as rien à craindre ».
                J’étais encore bon pour une acrobatie et il n’était pas question de répéter. Je n’avais qu’à me ruer sur le texte et l’ingurgiter en 48 heures. Je me dois de dire que cette aventure ne m’excitait aucunement, en dépit des 300 francs promis. Tout ce travail, pour une fois ! Les rôles n’en finissaient pas de parler, à telle enseigne que le jour de la représentation, je savais virtuellement le Père… mais le Fils était des plus incertains. Oh ! L’horrible soirée ! Je devais me coller une barbe pour le Père et me présenter imberbe pour le Fils, ceci afin que les cinquante malheureux spectateurs qui somnolaient dans la salle, comprennent bien, qu’en dépit d’un air de famille, ils n’avaient pas affaire à des jumeaux. L’ennui de ce double rôle venait (entre autre) du fait que le père paraissait au premier tableau, le fils au deux, le père au trois, le fils au quatre, le père au cinq, le fils au six !!! Dieu merci, le père mourait avant le 7, mais cette gymnastique sensibilisait mon épiderme irrité par l’arrachage de la barbe à trois reprises… non quatre, car lors du dernier changement et alors que mon visage était couvert de vernis, une panne d’électricité me contraignit à appliquer mon postiche, avec les yeux de la foi. Bien entendu, le tout était de travers et je dus recommencer prestement et rageusement l’opération, au retour de la lumière. Et puis… il y avait eu le reste… Je m’étais vite rendu compte, au contact de la dure réalité, que j’étais peut-être celui qui savait le mieux son rôle. Le père Jeckson, affublé d’un orgue de barbarie portatif, avait à chanter une mélodie ravissante :
« Voici venir le temps des roses,
Des roses zé des lilas »
Ces paroles étant ad libitum, il ne s’en priva pas ! Ne sachant pas une broquille de son texte parlé, il glissait ostensiblement vers la coulisse pour tenter de capter les répliques que sa famille lui soufflait. Comme il était sourd et qu’il fredonnait à tout hasard « Le temps des roses-zé-des-lilas » pour meubler l’action, le public arrivait à entendre les répliques avant lui. J’avais le rouge au front. Au fil des tableaux, ma panique et ma honte laissaient place à la résignation et à quelques fous rires nerveux. En dépit de ma conscience professionnelle, je ne pouvais être plus royaliste que le roi et j’étais bien aise de voir la salle quasiment vide, tout en jouant moi-même dans le plus parfait anonymat. Dans les dernières scènes de Savane fils –et voyant bien que personne ne viendrait à mon secours- j’avais disposé le texte sur un tabouret, en coulisses, et je sortais constamment de scène, en disant à mes partenaires « Tiens, j’entends du bruit », ou « Quelqu’un ? » ou « On marche ! » ou « Je vous assure que nous ne sommes pas seuls ! »…  Je photographiais instantanément la page suivante, avant de revenir au supplice. Lorsqu’à la fin de cette abominable catastrophe, Jeckson me déclara qu’en raison de la maigre recette il ne pensait pas pouvoir me donner mes 300 francs, la colère m’envahit et, le prenant par les épaules –sans le respect que je lui devais- je lui promis de lui faire une grosse tête, s’il ne respectait pas sa parole. J’eus mon argent, car je ne l’avais pas volé.
                J’ai revu plusieurs fois ces braves gens, mais n’ai plus eu l’occasion de retravailler avec eux.

                En décembre 1944, si la guerre n’était pas finie, une immense partie de la France était libérée et les directeurs de tournées firent appel à un répertoire intouchable auparavant. Les pièces patriotiques illustrant les guerres de 1870 ou de 14-18, la résistance de l’Alsace, etc. J’ai su que Jeckson avait monté Les martyrs de Strasbourg. Les affiches étaient alléchantes : « Au 4ème acte, reconstitutions de Strasbourg en flammes » !!! En fait, une toile de fond représentait une rue avec quelques maisons écroulées et, de chaque côté de la scène, la famille agitait (dans l’obscurité) des bouts de journaux enflammés, en évitant de se brûler les doigts !
                Pour ma part, je fus engagé par Max Noiset pour Les Oberlés, pièce d’Edmond Haraucourt, d’après René Bazin. J’interprétais Von Farnow, l’officier allemand épris de la fille Oberlé. Le couple était forcément antipathique en regard du jeune patriote, Jean Oberlé (le fils), de sa jolie et héroïque fiancée alsacienne et du grand-père Oberlé, qui ne recouvrait l’usage de la parole, au dernier acte, que pour jeter au visage de Von Farnow : « Ici… Chez moi ! » en lui montrant la porte avec sa canne. J’ai rarement entendu un rôle aussi court rapporter à son interprète de telles acclamations ! En revanche, mon personnage collectionnait les injures et les menaces, puisque j’ai failli me faire casser la figure à trois reprises, à la sortie des artistes. Nous étions revenus à la belle époque du mélodrame, lorsque le public voulait faire son affaire au troisième couteau (lisez : le méchant de la pièce). Il faut dire que le récent souvenir de l’occupant était vivace au coeur des français et que l’uniforme kaki avait plus de prestige que le vert !
                Je m’étais entraîné, à la ville, au port du monocle et la morgue de mon personnage irritait, tout autant que les propos qu’il tenait. J’avais été dispensé d’aller quêter dans la salle, au profit des vieux artistes, car je n’aurais guère fait de recette. Un jour, des gens vinrent faire dédicacer leur programme, en évitant soigneusement ma loge et celle de ma pseudo-fiancée. Interpellant fourbement l’un des spectateurs, je lui demandai s’il avait passé une bonne soirée :
«-Oui Monsieur, mais pas grâce à vous !
-Ah bon ! Vous n’avez pas aimé ce que je faisais ?
-C’est votre uniforme, Monsieur.
-Je suis comédien, vous savez, il faut bien jouer ce rôle. Ca ne veut pas dire que je les regrette !
-Si Monsieur. Quand on joue comme vous le faites, c’est qu’on les aimait, les Boches ! »
                J’ai reçu ces propos en pleine face et ai remercié le monsieur, du beau compliment qu’il venait de m’adresser. Je ne pense pas qu’il ait compris…
                Le mois de janvier 45 fut très dur. Nous ne réussîmes à jouer que sept fois au total. Motif : en dehors de deux retours à Paris, prévus de par l’itinéraire, nous nous heurtâmes à d’incroyables difficultés de transport. Ponts coupés sur la Loire, neige épaisse, verglas, etc. qui nous mirent à rude épreuve et nous imposèrent des « relâches » forcés. J’ai souvenance d’un petit train breton qui devait nous emmener de Rennes à Becherel. Le voyage fut épuisant ! La locomotive avait du mal à traîner les trois wagons-miniatures, où nous grelottions de froid. Il était périlleux de traverser les routes, car l’intérieur des rails était verglacé et risquait de provoquer un déraillement. Parvenus dans une petite gare, nous avons du attendre fort longtemps, car le mécanicien ne pouvait ravitailler sa machine en eau… elle était gelée. Il brancha un tuyau sur le château d’eau pour faire fondre la glace, à l’aide de la vapeur. Désireux de me dégourdir les jambes, j’ai alors la bonne idée d’aller voir ce qu’il se passe, d’engager la conversation avec le brave conducteur, de m’extasier sur son matériel, de monter sur la locomotive et… tout en bavardant de la neige et du beau temps… de me déchausser avant de présenter mes pieds transis devant le foyer bienfaisant. Ce fut divin. Au bout d’un moment, le cheminot me dit alors, avec son bel accent du terroir :
« Bon, ben vous restez là ; je vais faire un tour et pisser. Quand elle chantera, vous tirerez là-dessus. »
                Ravi de l’aubaine, je restais là, à guetter un certain sifflement comparable au bruit de la cocotte-minute, je tirais alors sur une manette qui expulsait la vapeur, hors de la chaudière. Quand tout fut en ordre, il y eut le dernier intermède comique de cette aventure. On fit entasser ce qui restait de voyageurs dans un seul wagon et on détacha les deux autres, avec tous les gros bagages, afin que le convoi, ainsi allégé, puisse être capable de gravir une côte redoutable, paraît-il !
                Nous sommes donc repartis, épuisés et sans valises, à Becherel, à l’heure où d’habitude notre spectacle prend fin. Nous aurions d’abord été incapables de nous produire sur scène, après une telle épreuve. Nous avons pu récupérer le lendemain la soirée perdue… en même temps que nos bagages.
                A peine rentré à Paris, nous devions effectuer un déplacement à Troyes. Cette unique représentation se solda, avec le voyage aller-retour par une absence globale de trois jours et une épreuve physique démesurée par rapport au gain et à la distance parcourue.
                Non, le métier d’acteur n’est pas un métier de fainéant, comme beaucoup se plaisent à le croire, en ignorant certains de ses dessous.

                En février 45, l’accumulation des durs moments passés se traduit par une mauvaise angine qui me cloue chez moi durant huit jours. Je suis remplacé, car le spectacle continue et personne n’est irremplaçable. Je reprends mon service le 13 à Niort. L’itinéraire, un peu nouveau pour moi, nous emmène vers le sud et j’ai 20 ans à Tarascon. Nous avons fait une incursion dans le midi-moins-le-quart et ne tardons pas à remonter vers le nord de la France. Il faut reconnaître que le circuit est hybride, zigzagant, incohérent et donc… fatigant. Nous avons tout de même l’honneur de quelques chefs-lieux de département, mais le plus clair de notre temps se passe dans le chemin de fer, sur les quais de correspondance, donc au gré des horaires de la SNCF (de la « cé-n-cé-cef » comme devait me le dire ultérieurement un administrateur de tournée fâché avec la prononciation de ce sigle !).
                Les journées, les kilomètres, les représentations s’accumulent sans pour cela donner lieu à des anecdotes valables ; c’est la vie quotidienne de chacun, à la fois laborieuse, riche, gaie, triste, et souvent effacée. Tout à coup, vous êtes le 20 mai 1945, il fait beau, l’Allemagne a capitulé quelques jours auparavant et vous vous trouvez à Montchanin-les-Mines (Saône-et-Loire) car vous jouez au théâtre, le soir. Il y a dans la localité une animation due aux premières communions. Il est à peu près 3 heures de l’après-midi et vous vous trouvez dans une salle, au rez-de-chaussée de l’Hôtel des Négociants, où vous êtes descendu. Maintenant, vous vous mettez à ma place.
                Il y a quelques personnes attablées et un petit groupe, composé de trois hommes, dont deux jeunes militaires en uniforme, assez grands, qui conversent entre eux, sans crainte de gêner leurs voisins. Le plus âgé des trois, un homme d’environ quarante ans, lance de fréquents regards dans ma direction. Je sens qu’on parle de moi. Le moment arrive où ce monsieur s’approche de moi et se présente :
« -Parizet, marchand de bestiaux. « Le caïd » dans la Résistance.
-Dumat, comédien. »
                Il m’offre un verre, en compagnie de ses deux sbires et après échange de quelques banalités me parle de résistance, de milice, d’allemands, sujet sur lequel je suis très apte à la discussion, de par mon intérêt pour les faits de guerre. « Le caïd » paraissait assez excité et je me rendais compte que la première communion d’un petit ange de ses relations avait été pour lui prétexte à force libations. Il m’offrit un second verre, puis un troisième ; j’avais la faiblesse d’accepter à chaque fois car mes premières et timides hésitations à le faire m’attirèrent une menaçante invitation à trinquer. Puis, la situation devint démente sans que (et pour cause) je puisse imaginer la tournure que prendraient les événements. Sortant son portefeuille, Parizet me montra d’abord des liasses de billets de banque :
« Vous voyez, j’ai de l’argent, moi ! Vous me demanderiez de vous prêter 200.000 francs… hop ! … facile. »
                Puis, la conversation s’engagea sur ma profession. Mon interlocuteur était tout surpris d’apprendre qu’il y avait théâtre le soir à Montchanin. J’ai toujours été étonné du peu d’intérêt suscité par les affiches, surtout dans les localités où les spectacles sont plutôt rares.
«- Vous me dites que vous êtes artiste, je veux bien le croire, mais êtes-vous en mesure de me le prouver ?
-Venez ce soir au théâtre, vous verrez bien.
-Non. Je veux dire que moi, je peux vous prouver que je suis marchand de bestiaux, insista mon interlocuteur, en me présentant une carte professionnelle. »
                Devant tant de suspicion imbécile, j’exhibai alors ma propre carte corporative. A cette époque, les artistes appartenaient au C.O.E.S. puisqu’il n’y avait pas de syndicats (Comité d’Organisation des Entreprises du Spectacle, pour ceux que cela intéresserait). Saisissant ma carte, Parizet l’empocha après l’avoir lue.
« -Voulez-vous me rendre ce papier, s’il vous plaît.
-Non, je le garde.
-Ecoutez, j’ai assez ri. Je vous demande de me redonner ma carte.
-Vous voulez boire un verre ?
-Non, Monsieur, j’ai assez bu et les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. »
                Puis Parizet me parla en allemand.
«- Je ne comprends pas cette langue et je vous demande, en français, de me rendre cette carte.
-Vous connaissez Darnand ?
-Evidemment, répondis-je, qui ne connaît pas le nom du chef de la milice ?
-Ah ! Ah ! triompha mon encombrant interlocuteur qui ajouta : Je vais téléphoner au brigadier de gendarmerie. »
Puis, il remit ma carte du C.O.E.S. à l’un des deux jeunes militaires en lui ordonnant de la garder. Lorsqu’il se fût éloigné, je demandai à l’intéressé de me rendre la carte, en lui disant sur un ton badin : « Votre ami m’a l’air d’avoir bu un coup de trop, maintenant j’ai autre chose à faire. »
                Sans aucun humour, le soldat me répondit avec un air menaçant : « Le chef m’a dit de la garder, je la garde ».
                Sans rien comprendre à ce qui m’arrivait, une espèce de malaise diffus m’envahissait. Revenant du téléphone, Parizet m’avertit que le brigadier de gendarmerie allait venir.
« -Tant mieux, répliquai-je… à tout hasard.
-Vous venez faire un petit tour avec nous, en voiture ? proposa le caïd.
-Non, Monsieur, je n’en ai pas envie. »
                Sortant un révolver 9 mm de sa poche, le marchand de bestiaux eut un rictus désagréable pour me répondre un « dommage » bourré de sous-entendus… J’étais très mal dans ma peau, lorsque le patron de l’hôtel passa près de nous. Allant à lui, j’essayais de savoir ce qui se passait.
« -Ne vous énervez pas, me dit-il, il est un peu gai.
-C’est possible, mais il a le vin méchant. Je vous demande de lui préciser que je suis un client de passage et que tout ça est un peu long.
-Vous comprenez, c’est une personnalité importante de la résistance, dans la région !
-C’est possible, seulement il m’emmerde. Je ne suis pas une personnalité, mais j’ai fait ce que j’ai pu dans ce domaine et je ne vais pas lui raconter ma vie. »
                Très peu de temps après, un brigadier de gendarmerie fit son entrée dans la salle et alla vers Parizet. Ma carte professionnelle passa dans les mains du représentant de la loi ; les deux soldats sortirent (détail important) et le caïd offrit un verre au gendarme, qui accepta nonobstant son uniforme. Les deux hommes faisaient patia-patia, en se tournant souvent dans ma direction, ce qui me confirmait que l’on parlait de moi. Je me faisais vraiment l’effet d’un coupable qui se croit innocent et j’étais sur la sellette en pensant au sentiment horrible que doit éprouver la victime d’une erreur judiciaire.
                Après d’interminables palabres, le brigadier vint à moi. Je me rappelle avoir alors éclaté :
«- Voulez-vous, s’il vous plaît, me restituer ma carte d’artiste, que ce monsieur m’a volé !
-Calmez-vous, Monsieur, ça va s’arranger. J’ai pris votre défense !
-Comment, ma défense ?
-Oui, vous comprenez… Monsieur Parizet est une personnalité importante…
-Ca je commence à le savoir, mais qu’est-ce que je lui ai fait ?
-Eh bien… Il vous reconnaît !
-Je ne l’ai jamais rencontré.
-Oui mais lui est sûr de vous avoir vu habillé en milicien…
-Quoi ? m’écriai-je indigné.
-Oui, on peut se tromper, n’est-ce pas ?
-Non, brigadier, c’est trop grave. Il m’a menacé d’un révolver ! Si j’avais été « me promener » avec lui et ses deux acolytes, ils n’avaient qu’à me vider leur chargeur dans le ventre.
-Oh ! Tout de même pas !
-Comment, mais il est saoul ! Alors, il n’a qu’à venir ce soir au théâtre, il pourra m’accuser demain d’avoir porté l’uniforme allemand. C’est trop commode ! »
                Le gendarme me montra ma carte en me faisant remarquer que « le caïd » avait été troublé par la mention imprimée « Carte de collaborateur artistique ». J’avoue que ce détail n’avait jamais éveillé le moindre doute dans la profession. On frémit devant cette sorte de malentendu !
                Un immense brouhaha venant de la rue interrompit notre conversation. Quelqu’un entra :
« Monsieur Parizet ! Un accident ! Venez vite ! »
                Le justicier sortit en trombe, suivi du brigadier, de l’hôtelier et... de votre serviteur qui courait toujours après sa justification sociale. Un véritable drame venait de se produire. Les deux jeunes soldats, passablement éméchés, s’étaient installés dans la voiture de Parizet, après avoir quitté la salle de l’Hôtel des Négociants. Ils avaient mis le moteur en marche, bien que ne sachant pas conduire, et le véhicule avait presqu’aussitôt accroché une malheureuse jeune femme qui circulait à bicyclette, regagnant son domicile après une première communion en campagne. Le conducteur, affolé, avait accéléré au lieu de freiner, traînant sur plus de cinquante mètres sa victime. Transportée chez le pharmacien voisin, qui avait ouvert sa porte pour la circonstance, la pauvre femme mourut en quelques minutes. Tout le monde était horrifié, particulièrement moi qui réalisais, avec la mort d’une inconnue, à quoi j’avais peut-être échappé.
                Arrivée d’autres gendarmes, arrestation des chauffards, réprobation unanime des badauds. J’ai lâchement profité de toutes ces circonstances pour dire quelques mots bien sentis au « caïd » et cela suffisamment fort pour que l’entourage en profitât. Après l’avoir traité d’individu dangereux et lui avoir rappelé qu’il était civilement responsable de l’accident occasionné par ses subordonnés, je lui conseillais de se préparer à sortir les nombreuses liasses de billets de banque dont il aurait besoin en la circonstance. J’ai ensuite déclaré au brigadier que je portais plainte pour les calomnies et les menaces dont j’avais été l’objet.
« Ecoutez, Monsieur, voilà votre carte d’artiste ; pour le reste, je n’ai pas le temps de m’occuper de ça ! Car il y a un mort et c’est plus important que votre histoire ! Dans quelques jours, on verra ! »
                Bien sûr, l’affaire en est restée là, car moi j’étais en route pour d’autres épisodes… mais il faut reconnaître que l’incident fut particulièrement déplaisant et son dénouement tragique.

                Afin de sortir de la monotonie et éviter la mécanisation de nos personnages (ce sont, du moins, les arguments que j’employais pour persuader mon directeur d’accepter une permutation de rôle, entre mon camarade G. Peyrou et moi), je proposais de laisser « Von Farnow » à Peyrou et de jouer Jean Oberlé. L’expérience amusait l’intéressé autant que moi et Noiset ne refusa pas. Ce qui fut dit fut fait, je trouvais Georges parfait en officier allemand, le monocle lui allait mieux qu’à moi. Il hérita aussi des insultes et de l’antipathie réservées au rôle, tandis que par inférence, les applaudissements saluaient mes répliques. En dehors de tout cabotinage, croyez-moi, on s’habitue très bien à se faire acclamer toutes les cinq minutes !
                Pour varier les plaisirs, Noiset avait décidé de repasser dans quelques endroits avec un autre spectacle et c’est pourquoi nous avons appris et répété (tout en voyageant avec Les Oberlé) une pièce, Terre de feu. J’avais hérité du rôle de Louverné, un vieux paysan enrichi et exploiteur, lequel en outre, n’avait pas fait la guerre de 14. Cette vieille carne antipathique se faisait chasser à coup de pierres de son village, après une jolie algarade mélodramatique avec son garçon de ferme. Le rôle de ce dernier (un sympathique titi qui avait eu la chance de « faire » Verdun) était tenu par Noiset lui-même. Il se payait un joli triomphe populaire en répliquant à mon personnage :
« Je suis Jupin Anatole, caporal au 4èmezouave, décoré à Verdun… et je vous dis merde ! »
                Un ennui cependant, Terre de feu était un spectacle très court et la direction avait eu l’idée de compléter la soirée avec une pièce en un acte : La Libération de Parisécrite par un jeune auteur à jamais méconnu, pour le plus grand bien de tous. Comment résumer ce petit chef d’œuvre ?
                Nous sommes au domicile d’une modeste famille française et l’on se bat dans Paris, qui se libère. A tour de rôle, le père, la fille et le fils quittent la maison, sous des prétextes divers. Restée seule, la mère ouvre alors un placard, duquel sort un parachutiste américain, qu’elle cachait en secret. J’étais ce G.I. à l’accent incertain, attifé d’oripeaux divers, dont une paire de bottes allemandes, prélevées personnellement à l’ennemi, par mes soins. En soi, déjà, mon accoutrement était ridicule. Rentrant à l’improviste, le père découvrait le parachutiste, la mère avouait son secret tandis que le père, bouleversait, révélait à sa moitié que lui-même appartenait à la Résistance à l’insu de sa famille. Ensuite, c’est le retour de la fille qui ne peut cacher plus longtemps à ses parents sa qualité de résistante. Inquiétude pour le fils qui, naturellement, était lui aussi un héros de la résistance, ainsi que nous l’apprend un pompier du quartier, venu avertir sa famille que le petit est tombé glorieusement sur une barricade. Je précise que le pompier était interprété par un très vieil acteur de la troupe : Charles Parc, 75 ans. Apparaissaient enfin une civière, sur laquelle gisait le fils mort, et le reste de la troupe, portant ou escortant le corps, recouvert d’une drapeau français. Après les larmes d’usage, une vibrante Marseillaise éclatait, jusqu’à ce que le rideau tombe.
                La première mondiale eut lieu à Gray (Haute-Saône). La salle commença à sourire à la vue du parachutiste et de son habillement. L’arrivée du père, puis de la fille ainsi que le misérable rebondissement de leurs aveux réciproques, augmentèrent les rires du public. L’apparition du vieillard, déguisé en pompier, provoqua une franche hilarité, tant le personnage était peu crédible. Des rafales de rires et de sifflets railleurs accueillirent l’entrée de la civière et du héros frappé à mort. Les lazzis du public allaient de pair avec les larmes de la famille douloureuse. La Marseillaise nous sauva des pommes cuites et l’audience se leva avec patriotisme, à l’écoute de l’hymne national.
                La Libération de Paris se joua en deuxième et dernière mondiale quelques jours plus tard et la réaction nous confirma que l’œuvre avait un vice de forme. La troupe toute entière avisa Max Noiset qu’elle refuserait à l’avenir d’interpréter ce navet. Il y eut quelques menaces ou mots aigres-doux, mais la cause fut entendue et Terre de feu se joua une troisième et ultime fois, sans l’autre pièce.
                Parmi les localités traversées par la troupe et éclairées de notre culture, je citerai Ruffec, où une chauve-souris gâcha notre soirée, en nous survolant tout au long des actes. A cette époque, j’ignorais que ce chiroptère était à l’origine de l’intervention du radar et qu’en conséquence, elle ne risquait pas de nous heurter maladroitement. Il n’empêche que nous avons beaucoup joué en baissant la tête, pour fuir les frôlements. L’animal perturbait le public après chaque note et revenait sur nous lorsque la salle s’éteignait et que le rideau ouvert ramenait le point lumineux qui l’attirait et l’affolait.
                Il y eut aussi Matha, où la visite d’une fabrique de Pineau des Charentes nous enivra, tant par la dégustation que par l’odeur d’alcool flottant dans l’air. Puis Bazoges-en-Pareds, petite localité qui est le berceau de Clémenceau et du Maréchal de Lattre de Tassigny.
                En juillet 45, nous avons arpenté la Bretagne en commençant le dimanche 1er (deuxième anniversaire de mes débuts) par une matinée à Saint Michel-Mont-Mercure et une soirée à Saint Philbert-du-Pont-Charrault. Quelques villes importantes, telles Saint-Brieuc, Brest, Quimper, mais aussi… Cugand, Martigné-Ferchaud, Bain-de-Bretagne, Grand-Fougeray, Cléguerec !!! Le 14, notre fête nationale ne fut pas la mienne, car nous nous embarquâmes à Quiberon sur un petit bateau de pêcheur, afin de rallier Belle-Ile.
                Toujours très doué, j’avais choisi la seule place à éviter, c’est-à-dire le nez au-dessus du tuyau d’échappement du moteur. Le joyeux teuf-teuf et les effluves de mazout me rendirent proprement malade tout le long de la modeste traversée. Nous jouions le lendemain soir dans une espèce de salle des Fêtes. Notre surprise fut grande en découvrant qu’il n’y avait aucun siège pour les spectateurs du Palais (le Palais étant le nom de la capitale insulaire, plus que celui de l’établissement). Qu’à cela ne tienne, la salle fut comble et les gens tous assis car chacun, selon l’habitude, avait apporté sa chaise !
                Mes « galas » avec Max Noiset s’achevèrent en apothéose, à la fin du mois, à Saint-Aubin-du-Cormier et Saint-Brice-en-Coglès… Une nouvelle page à tourner et deux mois parfaitement creux pour suivre.

                Il ne me viendra pas à l’idée de me plaindre de cet arrêt de travail forcé puisqu’il m’a permis de passer quinze jours dans le cadre paradisiaque de la Côte d’Azur. J’ai découvert ce lieu privilégié grâce à la gentille invitation de la marraine de ma mère, qui possédait à Villefranche sur Mer une superbe villa surplombant la rade. Ce séjour de rêve fut de ceux qui laissent de la joie au cœur, tant par le bien-être ressenti que par la chaleur de l’accueil ou la beauté des paysages environnants.
                Le retour a quelque peu terni mon plaisir, car les chemins de fer n’avaient pas retrouvé la cadence et l’efficacité qui sont leur apanage, en dehors des guerres et des grèves ! Je suis parti vers 8h du matin et n’ai guère passé moins de 23h dans les soufflets d’un train surchargé. Même dans cet endroit instable et bruyant, nous trouvions le moyen d’être quatre ! A la fraîcheur du matin succédèrent la chaleur de l’après-midi et la froidure de la nuit. Pendant cette longue épreuve mes compagnons de route avaient réussi à me circonvenir afin qu’on se tape une « petite belote ». Je vous recommande la partie de cartes, assis sur une valise disposée verticalement, laquelle exécutait un perpétuel mouvement rotatoire, du fait du va-et-vient du soufflet. Aujourd’hui, on a découvert la relaxation en faisant vibrer électriquement votre matelas… Je ne suis pas convaincu mais là, je l’étais encore moins, car la danse de Saint-Guy, entre deux wagons, fait à peine rire un quart d’heure !
                Comme il faut toujours essayer de se satisfaire avec l’inévitable j’en arrivais presque à me réjouir de n’être pas installé devant les WC. A cet endroit, les six enfants d’une malheureuse femme n’arrêtaient pas de brailler, constamment torturés par des envies bien naturelles ou réveillés par les besoins d’autrui, lorsqu’ils étaient parvenus à fermer les yeux. Je ne transcrirai pas mes diverses pensées durant ces 23 heures et me ferai plaisir en pénétrant tout de suite en Gare de Lyon (à Paris).
                A voir les ectoplasmes qui descendaient du train, je pouvais juger de mon propre état de décomposition. Une idée folle traversa mon cerveau : « Je vais me payer un taxi après cette épopée ! ». Las ! La monstrueuse file d’attente qui piétinait devant la station déserte, m’ôta tout espoir. Je n’étais ni vieux, ni infirme, ni enceinte. Je n’étais qu’un jeune homme fatigué, ce qui me situait à l’arrière ban des « ayant-droit » à la priorité.
                C’est alors qu’au milieu de cette foule énorme, une femme d’une cinquantaine d’années, en pantalon, les cheveux coupés dans un style viril, s’approcha de moi, alors que je me résignais à emprunter le métro. Elle était le doigt du destin pointé sur le merveilleux pigeon que j’étais :
« -Vous cherchez peut-être un véhicule ?
-Oui, Madame.
-Où allez-vous ?
-Vers l’Etoile.
-J’ai ce qu’il vous faut. »
                Elle m’entraîna par le bras, en me persuadant qu’elle était mon sauveur, et me fit descendre jusqu’en bas des marches de la gare. Là, elle présenta une minuscule petite voiture à pédales, comportant deux places et… quatre pédales ! Un pédalo pour route, en quelque sorte. Je fus rapidement embobiné et donc d’accord sur les 300 francs que me coûterait la course, étant entendu que je fournirais l’aide de mes pieds ! Dans un état de semi-abrutissement, je pris place à côté d’elle et, la valise coincée derrière nous, elle s’empara du volant :
« Attention ! Un, deux, vous pédalez en même temps que moi ; quand je dirai stop, vous arrêtez pour que je change de vitesse ».
                La voiture démarra en même temps qu’un interminable monologue de la dame :
« -Il faut bien s’entraider, n’est-ce pas Monsieur ?
-Oui, Madame.
-Je suis seule dans la vie depuis que mon salaud de mari m’a plaquée. Attention, stop, je change de développement. »
                Je pensais au fond de moi « Elle devait le battre et il s’est enfui ». Le ron-ron persécuteur de ma conductrice était ponctué d’impératifs coups de trompe, qui nous signalaient à chaque croisement. Vous savez, le genre poire qui fait « pouët-pouët » ! De temps à autre, un chauffeur d’autobus nous invectivait de toute sa hauteur, car il s’avérait que nous étions petits, mais gênants ! La sueur envahissait mon front, surtout dans les côtes. Nous étions la risée générale :
« -Hue cocotte ! Vas-y mignonne !
-Ta gueule ! lançait mon chauffeur.
-Alors, fainéant, t’as pas honte de te faire traîner par une gonzesse ?
-Merde ! » répliquait mon ingénue, qui prenait ainsi ma défense.
                Le rouge de ma honte s’ajoutait à celui de ma lassitude. Le comble fut atteint pour moi, après un changement de vitesse, alors que nous roulions à tombeau ouvert et qu’un agent très en colère nous apostropha :
« -Est-ce que vous allez circuler ?
-Je ne peux pas aller plus vite que le violon, espèce de c… » répliqua ma douce compagne !
                Dieu merci, nous étions hors de portée. Peut-être me suis-je senti grotesque pour toutes les fois où je n’ai pas cru l’être. Modestes embouteillages compris, nous n’avons pas mis deux heures pour effectuer le trajet ; mais quel bon moment j’ai passé là ! Tel un automate, je m’immobilisais aux stops, et repartais sur « Pédales » ! A l’Etoile, je renaissais à l’espérance, bien qu’abruti par les malheurs de ma harengère, les quolibets, les pouët-pouët ! Un dernier aboiement, un coup de frein et notre engin s’immobilisa rue des Acacias, sous l’œil goguenard du concierge.
« Alors, Monsieur Philippe, on revient de voyage ? »
                Je m’extirpe alors du véhicule, éreinté, suant et douloureux. Il ne me restait plus qu’à sortir mes 300 francs, avec la désagréable impression que j’aurais bien mérité de les gagner. Sur le pas de la porte cochère, mon interlocutrice, fraîche comme une rose-pompon, me rappelle alors qu’elle est toujours à ma disposition, Gare de Lyon, et au même endroit (sauf, je suppose, lorsqu’elle a trouvé un gogo dans mon genre). Puis elle ajoute avec une candeur à couper le souffle :
« C’est dommage que vous ne soyez pas venu huit jours plus tard, je vais avoir un petit moteur ! »


                Au début d’octobre 45, j’ai retrouvé le contact avec la scène grâce, une fois encore, à Maurice Hilbert qui avait hérité de la direction artistique du théâtre municipal d’Epernay. Cette agréable petite ville…

Ainsi s'arrêtent les "mémoires inachevées" de Philippe Dumat... Merci à tous nos lecteurs pour leurs charmants messages. 

J'aurai le plaisir d'animer au prochain Salon des Séries et du Doublage (samedi 22 novembre 2014, Paris) une rencontre "Che n'ai rien fu, rien entendu: Hommage à Philippe Dumat par l'équipe du doublage de Papa Schultz" en compagnie des comédiens Patrick Floersheim, Regis Ivanov, Roger Lumont, Michel Mella, Michel Muller, Odile Schmitt et de quelques invités surprise. Plus d'infos à venir sur "Dans l'ombre des studios".

En "bonus", une vidéo de Philippe prise lors d'une réunion familiale en mai 2005, dans laquelle il raconte ses débuts dans la chaussure. Un grand merci à Babette Dumat, Alexis Lalouette et Greg .







(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios




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Danielle Licari ce soir sur France Musique

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Après avoir arrangé le mois dernier la venue de Claudine Meunier à l'émission "42ème rue" sur France Musique consacrée aux "Parapluies de Cherbourg" (émission à réécouter ici), j'ai été sollicité par Laurent Valière pour faire participer Danielle Licari à une autre émission spéciale "Parapluies".

Le spectacle des Parapluies de Cherbourg (dirigé par Michel Legrand avec Marie Oppert, Vincent Niclo, Natalie Dessay, Laurent Naouri) enregistré le mois dernier au Châtelet sera diffusé ce soir de 20h à 21h30 sur France Musique. 
La diffusion sera suivie d'une émission en direct (de 21h30 à 22h30) présentée par Laurent Valière avec en invités ma jeune amie Marie Oppert (17 ans, superbe Geneviève), Vincent Vittoz (metteur en scène)... et Danielle Licari, qui interviendra par téléphone.

Sa participation sera certainement, comme pour Claudine, très "symbolique", mais je suis heureux et fier de contribuer modestement à mettre en valeur nos chères "voix de l'ombre" sur une grande radio musicale nationale. 

Pour beaucoup d'entre nous, Danielle est la voix de Catherine Deneuve dans Les Parapluies de Cherbourg (1964), mais également la superbe interprète du Concerto pour une voix de Saint-Preux, l'accompagnatrice en "vocaliste" soliste ou choriste de nombreux artistes (Charles Aznavour "Mon émouvant amour", François Deguelt "Le ciel, le soleil et la mer", Michel Delpech "Chez Laurette"), la voix chantée de personnages de films musicaux (Hodel dans Un violon sur le toit) et de dessins animés (Aurore dans La Belle au Bois dormant). Une artiste magnifique, à qui j'aurai certainement l'occasion de consacrer un article prochainement...

(Mise à jour du 9/10/14: Pour écouter le concert et l'émission avec Danielle Licari, cliquez ici)


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